Si ses cantates sont régulièrement enregistrées, Montéclair n’est pas pour autant un compositeur qui encombre la programmation des théâtres et des salles de concert, et sa Jephté, enregistrée en 1992 par William Christie, ne semble avoir été remontée sur une scène qu’en 2007, à Varsovie. Pourtant, cette « tragédie biblique » possède d’incontestables qualités dramatiques. Dès 1689, Racine avait puisé dans les Ecritures le sujet d’Esther, mais il fallut bien plus longtemps pour que l’Académie royale de musique se risque à présenter des opéras à sujet sacré, et l’Eglise s’opposa longtemps à la création de Jephté, qui resta unique en son genre, le Samson projeté par Voltaire et Rameau n’ayant jamais abouti. En 1732, pourtant, le succès fut tel que l’œuvre fut programmée presque chaque année au début du Carême, ce qui permit à Montéclair d’y apporter quelques modifications au fil du temps : des coupes, surtout au dernier acte, vraisemblablement pour en améliorer l’efficacité théâtrale, et une révision de l’orchestration, pour revenir sur certaines expériences qui n’avaient peut-être pas convaincu.
Des trois versions publiées de Jephté, on connaissait grâce au disque celle dont l’impression avait précédé la création ; le CMBV a décidé de nous révéler la dernière, établie en 1737 et que le compositeur ne put jamais entendre puisqu’il mourut une semaine avant les représentations de cette année-là. Le disque à paraître dans quelques mois permettra de rapprocher dans le détail les deux versions mais on est frappé par la qualité du discours de Montéclair, par l’intensité des personnages qu’il crée (essentiellement le trio Jephté – sa fille – sa femme), avec la complicité de cet abbé Pellegrin qui devait se montrer un peu moins inspiré pour Hippolyte et Aricie, créé l’année suivante. Outre l’art avec lequel les émotions sont rendues, on remarque aussi l’inventivité de l’écriture, qui isole tel ou tel groupe d’instrument (bassons et cordes graves, par exemple) pour introduire une scène, ou un maniement très habile des chœurs, parfois a cappella, parfois divisés. A en croire Benoît Dratwicki, ces innovations propres à Montéclair figuraient déjà dans son unique autre œuvre scénique, l’opéra-ballet Les Fêtes de l’été, toujours en attente de résurrection.
On serait d’ailleurs ravi que György Vashegyi s’attaque un jour à cette autre partition, car sa direction, à la tête de son Orfeo Orchestra, s’avère totalement adéquate, avec le juste dosage d’effets pour les différentes humeurs d’un opéra qui, à côté des nombreux passages guerriers, inclut aussi les divertissements d’usage, dont une pastorale aux musettes délicieusement rustiques, ou des moments de merveilleux, comme ce passage où les eaux du Jourdain se divisent sous les yeux éblouis de Jephté. Il faut aussi, une fois encore, saluer la prestation du Purcell Choir, au français admirable, et notamment la fraîcheur des pupitres féminins, dont est issue Adriána Kalafszky, charmante Polymnie du prologue.
La distribution réunit habitués des productions du CMBV et quelques nouveau venus. Dans de tout petits rôles, signalons la présence de deux anciens Chantres de Versailles : Clément Debieuvre, haute-contre à la voix très légère, et David Witczak, baryton doté de l’autorité nécessaire aux courtes interventions d’Apollon dans le prologue. Le personnage d’Ammon, dont le rôle est réduit par rapport à la version de 1732, introduit dans l’œuvre l’élément amoureux indispensable à un opéra, même biblique : tendu comme un arc, Zachary Wilder prête un timbre éclatant à cet « ennemi » pour qui la fille de Jephté s’accuse de sentiments trop tendres. S’il s’est jusqu’ici surtout fait entendre dans le répertoire italien, le ténor américain devrait trouver de quoi s’épanouir dans l’opéra français. Les autres artistes, on l’a dit, sont bien connus. Katia Velletaz cumule pas moins de six « rôles », qui sont en fait de micro-personnages n’apparaissant que lors des divertissements, mais quelle transfigure par l’enthousiasme avec lequel elle s’empare de leurs airs. Avec le grand-prêtre Phinée, Thomas Dolié n’a pas toujours l’occasion de laisser éclater un tempérament que nous avons pu admirer ailleurs, mais son timbre sombre contraste idéalement avec celui de Tassis Christoyannis dans le rôle-titre, qui passe sans peine des accents belliqueux du chef militaire qu’il est avant tout aux tourments du père contraint de sacrifier sa fille (suite à un quiproquo – il n’a d’abord pas reconnu Iphise –, il s’afflige même à l’idée des souffrances que cette mort causera aux parents de cette jeune femme). De l’émotion, il y en a aussi beaucoup chez Almasie, épouse de Jephté, qui tente de s’opposer à l’accomplissement du vœu de son époux et que Judith Van Wanroij interprète avec énergie sans jamais perdre de vue la noblesse du personnage. Mais c’est surtout Chantal Santon-Jeffery qui se montre bouleversante en Iphise. Montéclair lui a réservé des pages d’une mélancolie étonnante, parmi une palette d’affects fort variés, et la soprano parvient à concilier la délicatesse de phrasé qui sied à la jeune fille avec l’ampleur vocale qui fait d’elle une héroïne complexe, ce que n’est sans doute pas autant l’Iphis du Jephtha de Haendel, par exemple. Mais comme dans le livret (postérieur) de Thomas Morell, la fille de Jephté échappera au sacrifice grâce à une intervention de la divine Providence.
On attend maintenant la sortie de l’enregistrement, et les prochains rendez-vous de l’Orfeo Orchestra avec la musique française du XVIIIe siècle, et notamment la recréation d’un opéra-ballet de Boismortier, Les Voyages de l’amour, prévue en septembre 2019.