Tout comme dans J’irai cracher sur vos tombes, le livre de Boris Vian, souffrances filiales et désirs de vengeance animent les protagonistes de l’œuvre de Richard Strauss. Comme chez Vian toujours dont le roman est sans doute le plus violent de son œuvre, Strauss signe avec Elektra un second opus au paroxysme des choix et aspirations radicaux déjà atteint dans Salomé en 1905, préfigurant la Lulu psychanalytique, atonale et dodécaphonique de Berg. Dissonances et chromatisme, contre diatonisme et tonalités fluides rythment le chaos psychologique des personnages ponctué de rares rémissions.La comparaison s’arrête là car la mise en scène de Christophe Nel, en tournant autour du sujet sans jamais le servir, nous coupe de la puissance animale de l’œuvre.
Les décors de Roland Aeschlimann « décorent ». Une tour stalinienne mobile allégorie de la psyché tourmentée des personnages pivote tout au long de la production et nous laisse un flou nauséeux à l’âme. Pas d’éclairage supplémentaire de la part de Martina Jochem qui signe l’analyse scénique.
Costumes de Bettina Walter et lumières de Susanne Reinhardt s’alignent sur ce propos monolithique.
Haches surdimensionnées brandies par une foule sanglante, personnages se mouvant au ralenti dans un kitsch accompli, spot de cinéma dirigé vers Jan Vacík (Orest) qui réclame d’être « éclairé » : tout nous laisse perplexe sur le plateau monochromatique du Grand Théâtre.
La matière orchestrale de l’Orchestre de la Suisse romande dirigée par Stefan Soltesz se présente telle une mécanique intelligente et implacable. Sa tenue disciplinée sert habilement les notes.
Les oxymores de la partition sont livrés avec malice et humilité, sans « effets de manches » inutiles et redondants au service de cette musique limpide. Seules les harpes rehaussées sur les côtés de la fosse tentent une échappée visuelle et sonore, pourquoi pas ?
Jeanne-Michèle Charbonnet, Elektra majestueuse, intelligente accable ce festin filial et sanglant à souhait. On retrouve l’Isolde de Tristan und Isolde de la saison 2004-2005, avec délice. Son physique de Sémiramis chère au compositeur, son timbre appuyé, sa projection puissante portent la distribution. On lui pardonne quelques faussetés en début de soirée car l’un dans l’autre, la soprano soutient la comparaison avec la remarquable Elektra de la production de la Monnaie, Evelyn Herlitzius.
La Chrysothemis d’Erika Sunnegardh est une délicieuse découverte. Gracile, posée, l’école anglo-saxonne de cette artiste américaine d’origine suédoise n’est peut être pas étrangère à l’impression générale de facilité, à la qualité de la diction, à l’exécution propre et maîtrisée. Une soprano à suivre pour plus de reliefs et nuances dans une production où la direction d’acteurs ne serait pas si lisse ?
La Klytämnestra d’Éva Marton nous convainc moins. Aigus défaillants, posture agitée même si l’on salue sa maturité et son talent pour rattraper l’équilibre scénique et théâtral d’une distribution d’un niveau trop disparate. Nos sens glissent vers Jan Vacik : mauvaise idée. Certes son Aegisth, fielleux à souhait prépare la chute inexorable du couple assassin mais là aussi, le jeu, la posture manquent de constance et de présence.
La déchirure attendue ne nous est pas plus servie par Egils Silins, Orest falot malgré parfois une belle profondeur.
Même les chœurs dirigés par l’impertinente Ching-Lien Wu parviennent atones.
Elektra nous interroge, nous amène à nous penser et penser les autres, la préférence dans la fratrie, la transmission de l’amour filial, la culpabilité, la mémoire collective. Dans cette production nous sommes coupés des rêves et interrogations des personnages et donc des nôtres. Privés d’introspection, relisons Sophocle.