Jonas Kaufmann est en tournée : du 15 avril au 20 mai 2015, il promène les airs « légers » de son dernier disque entre Cologne, Dortmund, Stuttgart, Hambourg, Munich, Berlin, Hanovre et Baden-Baden… Difficile d’ignorer que l’événement est sponsorisé par BMW : on accède au Festspielhaus entre deux superbes voitures et des écrans, à l’intérieur, diffusent un clip en boucle où le ténor côtoie de superbes carrosseries. Le ton est donné. Toutes les places ont été vendues et, si le public n’est pas celui qu’on croise d’habitude, il n’est pas forcément plus jeune. C’est une salle archi-comble qui attend avec ferveur l’arrivée de la star et patiente face à un micro (!) pendant que le Rundfunk-Sinfonieorchester de Berlin propose la Valse de Giuditta de Franz Lehár où l’on reconnaît le thème du « Meine Lippen, sie küssen so heiß » (mes lèvres embrassent avec tant de flamme…). Voilà qui est prometteur. La direction de Jochen Rieder ne manque pas de surprendre : on est plus proche des soirées musicales proposées sur les chaînes de télévision allemandes populaires que des interprétations nerveuses d’un Thielemann à la tête de la Staatskapelle de Dresde ou des prestations du Philharmonique de Vienne. On pourrait même dire que l’on traîne un peu les pieds, quoique les percussions redonnent tout de même du punch à l’ensemble.
Jonas Kaufmann arrive, très élégant, apparemment parfaitement à l’aise, dans un costume sobre d’esprit intemporel rehaussé d’une cravate à pois, motif très en vogue dans les années 1920. Avant de commencer, il explique la présence incongrue du micro et de la sonorisation, prévue pour renforcer l’esprit du « schlager » (qu’on pourrait traduire par chanson à succès), si cher à la culture allemande. Le micro reste devant lui pendant tout le récital, y compris quand il n’est pas utilisé. « Rassurez-vous, il n’y a rien de cassé », anticipe le ténor munichois, non sans humour et comme si son public n’avait pas l’habitude de l’entendre sans amplification. Les puristes doivent grincer des dents…
L’effet de la sonorisation est étonnant : la voix caresse et enveloppe, comme au disque. Le chanteur joue habilement de toutes les possibilités de ce qui magnifie ses atouts tant admirés, et en particulier les somptueux pianissimi, mais surtout, quelque chose de caressant et d’enjôleur flatte l’oreille. À tel point qu’on est presque frustré lorsque l’on retrouve la voix nue, quoique quelques secondes d’adaptation suffisent à retrouver le charme et surtout la maîtrise d’un artiste dans la plénitude de son talent. Aigus surpuissants, ligne continue sans le moindre écart, prononciation admirable sans défaut, articulation parfaite pour des mots d’amour comme susurrés à l’oreille de chacun, l’expérience auditive est des plus réjouissantes.
© Manolo Press
Mais pour qui a écouté en boucle le CD Du bist die Welt für mich (chroniqué par Christophe Rizoud) et visionné le DVD passionnant et très instructif qui le complète en explorant l’importance de la chanson et de la musique allemande des années 1920 et 1930 (voir le compte rendu de Julien Marion), il est une envie frustrée. On attend des airs favoris qui n’arrivent pas, puisque la soprano Julia Kleiter n’est pas présente pour les duos, en particulier pour le délicieux Diwanpüppchen et surtout le sublime extrait de Die Tote Stadt où une sombre mélancolie doublée de Sehnsucht envahit l’auditeur. En échange, l’orchestre nous divertit avec des ouvertures et valses pendant que le ténor se repose la voix. Cela dit, il reste sur scène pendant que résonne la Marche extraite de Frühjahrsparade de Robert Stolz. On aurait aimé le voir se trémousser, danser et épater son monde dans un nouveau registre, mais il faut se contenter d’une gestuelle sobre et minimaliste des bras, avec cependant tout un jeu de mimiques et d’œillades complété par des sourires ravageurs. La présence scénique se réduit ainsi au strict minimum, mais avec une plastique et une aura pareilles, cela suffit à conquérir un public plus ou moins acquis d’avance. Main dans la poche, décontracté, quand il s’agit de prendre les belles qu’on désire sans demander la permission (« Gern hab’ ich die Frau’n geküsst »), timide et mains dans le dos quand il s’agit d’implorer (« Schatz, ich bitt’ dich… »), notre fringuant jeune homme (aux cheveux et barbe poivre et sel, tout de même) se fait tour à tour beau ténébreux romantique, latin lover et crooner.
Après deux rappels, des baisers envoyés vers la salle semblent annoncer la fin. Mais le ténor revient une dernière fois pour entonner « Frag’ nicht warum ich gehe » (ne demande pas pourquoi je m’en vais). La salle éclate de rire. Les paroles prennent tout à coup une résonnance toute particulière, à la fois bon enfant et cruelle puisque le texte est modifié pour la circonstance : au lieu de « Morgen küsst dich die and’re » (demain, quelqu’un d’autre t’embrassera), Jonas Kaufmann nous murmure « Morgen steht hier ein andrer » (demain, un autre chantera ici à ma place). La salle est hilare. On peut n’y voir qu’un effet facile et attendu ou une méditation ironique de la condition de chanteur et surtout du rapport très particulier que la superstar entretient avec son public.