Ecco un’ artista… Bien que Juan Diego Florez n’ait pas entonné d’air de Tosca, c’est cette exclamation qui nous vient aussitôt pour qualifier son concert d’ouverture du festival d’Abu Dhabi. Fidèle depuis 2015 de ce festival qui fête cette année ses vingt ans, il en recevait ce 1er mars un prix spécial (le prix Chopard) des mains de la fondatrice et directrice artistique du Festival, Huda Alkhamis-Kanoo, et du ministre émirati de la Tolérance, le Cheikh Nahyan bin Mubarak Al Nahyan.
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La veille, il donnait une Master Class à deux chanteurs émirati, dont Rashed Al Nuaimi, manifestement très ému d’interpréter en ouverture de seconde partie deux airs de Broadway . Le Festival affirme ses ambitions en multipliant les co-productions et en élargissant sans cesse ses activités, notamment à destination de la jeunesse. Il a recruté voici quelques mois comme directeur exécutif Michel Gemayel, qui avait passé six ans comme responsable de la communication et du marketing de l’opéra d’Oman, et renforcé ses équipes.
Dans l’auditorium comble de l’Emirate Palace, le ténor péruvien a proposé une soirée en deux parties : d’abord l’opéra, puis les chansons latino-américaines. De ces deux grandes heures de chant, il sort frais et sans une trace de fatigue, le sourire large, la voix solaire, l’humeur rayonnante. Oui, Juan Diego Flórez est une considérable bête de scène, ce que les Américains appellent un leading man.
Osera-t-on même avancer qu’il est d’une certaine manière un artiste à l’ancienne ? Dans les airs d’opéra comme dans les chansons d’Amérique latine, il apporte le même soin de la ligne de chant haut tenue, du legato impeccable, de la prononciation châtiée, si bien que chez lui le crossover n’est pas un encanaillement pouvant laisser voie à ce soupçon de vulgarité que certains de ses congénères affectionnent, mais une même célébration de la voix et du chant.
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On se sera pas surpris d’apprendre que c’est dans les chansons qu’il a ravi le cœur du public très international du Festival, où l’on comptait des représentants de tous les pays d’Amérique du Sud dont il explorait le répertoire, et qui se pâmaient à l’audition de leurs chansons nationales. Avec son groupe de musiciens latinos emmenés par le guitariste vénézuélien Jonathan Bolivar, Flórez a repris les standards que l’on connaissait par ses enregistrements, mais avec l’entrain que donne la présence du public. Tout n’est pas qu’énergie : il y a là des prouesses techniques (de falsetto, de longueur de souffle, d’éclat dans l’aigu) dont peu de chanteurs d’opéra sont aujourd’hui capables, comme si s’était perdu ce « naturel » qu’un Gabriel Dussurget plaçait au-dessus de toutes les qualités vocales. Cette résonance haute, sonore, directe change, avouons-le, des voix sombrées dont la scène ténoristique est désormais saturée (et dont Roberto Alagna dans une récente interview indiquait qu’elle était due à l’usage narcissique des micros). Chanter, s’accompagnant à la guitare, Core ‘ngrato avec une mi-voix sur le souffle timbrée et modulée, ce n’est plus de la chanson, c’est du grand art.
La première partie consacrée à l’opéra piochait dans un répertoire de ténor assez vaste, avec un Vincenzo Scalera parfait de musicalité. il n’est pas certain que Flórez ait toujours toutes les caractéristiques vocales pour ces incarnations. Ainsi, il est douteux que les éclats de Don José lui aillent parfaitement. Et pourtant, c’est dans l’air de la Fleur, chanté à fleurs de lèvres dans un français d’une sensibilité inouïe, qu’il trouve le plus grand concentré d’émotion. Dans l’air de Rodolfo (Puccini) comme dans celui de Roméo (Gounod) frappe surtout l’étonnante jeunesse de timbre et la fraîcheur d’une voix qui semble ne pas vieillir. Pris à froid, le public n’a sans doute pas pleinement réalisé, à cet égard, l’insolence consistant à entamer le récital par « La speranza più soave » de Semiramide, tout sauf un air pour se chauffer : une manière d’entrer dans l’arène.
Dans cette partie du monde où la musique dite classique n’est qu’en phase d’acclimatation, où voici vingt ans il n’existait pas de lieu de concert dédié, il y a quelque chose d’émouvant à entendre un des meilleurs ténors du monde trouver son public, le conquérir et l’entraîner dans des bis endiablés. Le thème du Festival « The will for evolution » (la volonté d’évoluer) s’en trouve singulièrement validé.