Iconoclaste, René Jacobs ? Il le prouve encore ce soir en faisant diffuser en début de concert une annonce demandant au public de ne pas applaudir les différents numéros. Si cela permet de limiter la durée du concert (déjà près de 3 heures entracte inclus), on pourra cependant s’interroger sur la pertinence de cette requête : Il Trionfo del tempo e del disinganno, tout oratorio qu’il soit, ressemble en effet davantage à un combat en plusieurs rounds, où chaque protagoniste fait valoir ses arguments dans une alternance d’airs et de courts récitatifs, qu’à une œuvre religieuse à proprement parler. Autre originalité, la disposition des chanteurs : le Plaisir et la Beauté sont placés devant l’orchestre, tandis que le Temps et la Désillusion sont relégués derrière les musiciens. La Beauté rejoindra d’ailleurs ces derniers pour son dernier air, signe de son renoncement aux plaisirs du monde. Ce dispositif original a cependant le défaut de déséquilibrer le quatuor vocal, les protagonistes masculins étant en retrait dans les ensembles.
On retrouve intact chez René Jacobs son art du contraste et de la mise en valeur de certains détails instrumentaux. Le Freiburger Barockorchester suit le chef dans ses tempi endiablés, mais laisse parfois échapper quelques sonorités disgracieuses (les violons solistes dans la sonate d’ouverture). Si ce traitement permet de renouveler l’écoute, on regrette cependant certaines brusqueries qui malmènent les lignes mélodiques. Au contraire, le tempo de l’air final de la Beauté « Tu del Ciel ministro eletto » est étiré jusqu’à perdre toute pulsation.
C’est d’ailleurs dans ce seul air que se justifie la présence de Sunhae Im (la Beauté), la pâleur du timbre de la soprano coréenne trouvant enfin sa place dans un renoncement éthéré. La chanteuse fétiche de René Jacobs (qui est de tous les projets du chef belge, notamment l’enregistrement de La Finta Giardiniera sorti fin 2012) est charmante et vocalise très proprement. Pourtant malgré quelques minauderies elle ne parvient pas à retenir durablement l’attention, la faute à une palette expressive limitée : ni réellement angélique ni suffisamment pulpeuse, cette Beauté laisse de marbre.
Quel contraste dès que le Plaisir (Julia Lezhneva) ouvre la bouche… Les airs virtuoses sont enlevés sans coup férir, les da capo variés ; les tubes « Un pensiero nemico di pace » ou « Come nembo che fugge col vento » nous électrisent littéralement. Mais c’est dans les airs plus élégiaques que la soprano russe prend toute sa dimension : on savoure alors la plénitude du son, la ductilité de la voix et la justesse des ornementations. Même le très rebattu « Lascia la spina » parvient à nous charmer : face à un tel Plaisir nous abandonnons les épines et cueillons les roses sans hésiter un seul instant.
Les hommes tirent leur épingle du jeu. Le Temps trouve en Jeremy Ovenden un interprète aguerri à ce répertoire et qui ne rechigne pas face à l’écriture ornée. Tout juste pourrait-on rêver de davantage de tranchant dans « Folle, dunque tu sola presumi ». On a davantage l’habitude d’entendre Christophe Dumaux en « bad boy » (tel le Tolomeo de Giulio Cesare), dont il retrouve d’ailleurs les accents le temps de « Chi già fu del biondo crine ». Si la voix semble parfois manquer d’ampleur comparée aux altos que l’on distribue habituellement en Désillusion, le contre-ténor dompte aisément la partition, gérant avec naturel les passages de registres. Le public applaudit à tout rompre à la fin de l’exécution. Reste pourtant un mystère insoluble : comment la Beauté a-t-elle pu renoncer à un tel Plaisir ?
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