Après avoir célébré Vivaldi en 2011, Versailles Festival a cette année jeté son dévolu sur Haendel, avec une programmation pantagruélique qui propose opéras et drames sacrés, mais aussi concerts orchestraux et récitals de stars. Tous les chefs baroqueux de la planète semblent s’être donné rendez-vous au château entre le 8 juin et le 13 juillet, à l’exception notable de William Christie. Après Orlando dirigé par Alan Curtis, et avant Giulio Cesare (Ottavio Dantone), Serse (Jean-Christophe Spinosi) et Tamerlano (Marc Minkowski), Christophe Rousset était à la tête des Talens Lyriques pour un autre des grands chefs-d’œuvre de Haendel, Alcina. Depuis un peu plus de vingt ans qu’il a créé son propre ensemble, Rousset a eu maintes fois l’occasion de diriger les œuvres du maître de Halle. Déjà en 2003, il donnait ce même opéra en version de concert à la Cité de la Musique, déjà avec Karina Gauvin. Heureusement, il en offre cette fois une exécution plus proche de l’intégrale, même si certains moments de la partition (les ballets, l’ultime chœur « Dopo tante amare pene ») passent encore à la trappe. On admire malgré tout une direction d’orchestre à la fois souple et acérée, avec une première partie de concert impitoyablement menée jusqu’au sommet absolu de cet opéra (et peut-être de l’œuvre de Haendel), l’air « Ah mio cor ».
De cet air, pris très lentement, Karina Gauvin fait un moment absolument inoubliable, grâce à l’opulence de son timbre, bien sûr, qu’elle porte à l’incandescence, mais aussi par l’intensité de son expression, chaque nouvelle phrase étant comme un coup de poignard supplémentaire qu’elle nous plante dans le cœur, épreuve dont l’auditeur sort absolument lessivé (l’entracte arrive à point nommé). « Ombre pallide » ne provoque pas le même bouleversement, mais suscite une immense admiration pour une artiste à la fois capable d’émotion irrésistible et de précision technique. Au même niveau d’excellence se situe Ann Hallenberg, même si la partition ne lui réserve aucune aria comparable. D’ailleurs, plus que dans « Verdi prati » ou dans les moments de douceur, c’est dans l’énergie de « Sta nell’ircana » qu’on apprécie la mezzo suédoise, ou dans ses deux airs sarcastiques du premier acte, qui semblent avoir été écrits pour elle (qui met comme elle autant d’ironie dans les « Ma non a te » de « Moi bel tesoro » ?). Vigueur de la projection et de la caractérisation, on tient là un très grand Ruggiero. Bien que créé par un castrat, c’est un des rôles haendéliens qu’il sied encore aujourd’hui de confier à des voix féminines, par bonheur. Dans Alcina, le tiercé gagnant inclut en général Morgana, mais il faut bien dire que Monica Piccinini déçoit, avec un « Tornami a vagheggiar » qui laisse indifférent. Toutes les notes sont là, mais il ne se passe rien. Au lieu de nous éblouir par l’éclat de ses vocalises, cette magicienne-là se rattrape plutôt dans son dernier air, où elle trouve enfin des accents déchirants.
Heureusement, le reste de la distribution compense amplement cette déficience, à commencer par l’extraordinaire Bradamante de Delphine Galou. La chanteuse française prouve là encore qu’elle est devenue indispensable dans ce répertoire, et transforme un personnage parfois fade ou ennuyeux en authentique protagoniste, avec un timbre somptueusement grave et une virtuosité ébouriffante, notamment dans « Vorrei vendicarmi ». Olivier Lallouette est un Melisso au chant délié, très à l’aise dans l’aigu. Et la très bonne surprise est l’Oberto d’Erika Escriba-Astaburuaga. Dans ce rôle conçu pour un soprano enfant, et donc les trois airs sont ici heureusement conservés, cette jeune Espagnole fait mouche à chacune de ses interventions. Quant à Emiliano Gonzalez-Toro en Oronte, il nous éloigne fort agréablement des ténors d’école anglaise, avec un timbre plus riche, et une science admirable des nuances et des demi-teintes dans son air « Semplicetto ! A donna credi ? ».
Si toutes les autres manifestations se situent à ce niveau d’excellence, alors Versailles assistera bel et bien au « Triomphe de Haendel ».
Version recommandée :
Handel: Alcina | Georg Friedrich Händel par Alan Curtis