Si les films inspirés de l’opéra sont nombreux, je ne connais pas d’opéra inspiré d’un film et le présent spectacle est, à cet égard, une grande première. On la doit à l’amour de Peter de Caluwé, directeur sortant, pour l’œuvre d’Igmar Bergman. L’objet, tel qu’il se présente à nous, est très fidèle au film dont il reprend – à peu de chose près – les principaux personnages et l’ensemble des situations. Ceux qui ont aimé le film (il date de 1982) retrouveront les ambiances angoissantes vécues par les enfants, la puissance salvatrice de leur imagination, la dureté de l’évêque et la séduction toxique d’Ismaël, le tout présenté sous la forme d’un conte de Noël. Ils ne retrouveront pas le charme étrange de la langue suédoise, son souffle et son rythme inimitables, l’atmosphère Art Nouveau du film (situé en 1907) et le caractère très intime de la plupart des situations, vues par les yeux des enfants. Transposées à l’opéra, ces situations font souvent penser au Turn of the Screw de Benjamin Britten.
Au contraire du film, la mise en scène de Ivo van Hove, particulièrement brillante et démonstrative, nous propose des tableaux spectaculaires exploitant tout le volume scénique disponible, des décors somptueux faisant le plus souvent appel à la vidéo et qui vous en mettent plein les yeux. Certains tableaux ont un pouvoir dramatique exceptionnel, l’incendie dans lequel périt l’évêque est proprement stupéfiant, les grands paysages, les ciels tourmentés et les éclairages très étudiés contribuent largement à la séduction du spectacle, reçu avec beaucoup d’enthousiasme par les spectateurs bruxellois.
Au plan musical, la partition de Mikael Karlsson recourt, en plus de l’orchestre, à de nombreux artifices électroniques avec des effets de spatialisation (avec des sons venus de l’arrière comme dans une salle de cinéma, justement) d’échos, de réverbération et une amplification systématique des fréquences les plus graves au-delà du raisonnable. Dans sa structure, elle se présente comme une suite de climats sonores successifs, avec une orchestration lourde touchant souvent aux limites de la saturation, dont on perçoit mal la progression dramatique un peu confuse et qui laisse peu de place aux voix. Celles-ci sont souvent traitées sur un mode proche de la parole et intégrées au tissu orchestral dont elles ont du mal à se départir. Elle réserve néanmoins quelques moments de grâce, comme le très beau postlude avec solo de violon à la fin de l’acte 1 avant la scène insupportable de la torture des enfants, mais n’espérez pas ressortir de la représentation avec quelques jolies mélodies dans la tête ! L’écriture vocale est simple, ni lyrique ni virtuose, et son intégration dans un substrat orchestral qui lui laisse peu de place n’est pas toujours aisée. Les chanteurs doivent souvent lutter pour y trouver leur place.
La distribution fait appel à quelques très grandes pointures internationales nées dans les années ’50 et donc plutôt en fin de carrière, elles chantaient déjà au moment de la sortie du film. L’excellente soprano galloise Susan Bullock, très émouvante et rassurante, est tout à fait à son aise dans le rôle d’Helena Ekdahl, la grand-mère des enfants. Thomas Hampson, devenu rare sur les scènes mais toujours très actif comme professeur, donne vie et consistance au rôle de Edvard Vergerus, l’évêque maladroit que la rigueur de ses principes finit par pousser à devenir l’horrible tortionnaire des enfants. A ses côtés, Anne Sofie von Otter est Justina, rôle qui fusionne en un seul deux personnages du film de Bergman, la sœur de l’évêque et sa gouvernante. Ces très grands chanteurs sont aussi d’excellents acteurs, des personnalités au charisme très fort qui en imposent et nourrissent leur personnage d’une longue expérience de la scène.
Autre rôle fort et parfaitement tenu, Emilie Ekdahl, la mère des enfants, et chantée par Sasha Cooke qui rend avec subtilité les déchirements et les contradictions du personnage. Avec des aigus un peu difficiles et en lutte avec l’orchestre, Peter Tantsits est Oscar Ekdahl, le père des enfants dont la mort constitue l’élément déclencheur du drame et qui réapparaîtra en figure christique.
Autres rôles à caractère symbolique marquant, Loa Falkman est Isak Jacobi, l’ami de la famille à qui les enfants doivent leur salut, et Ismaël est chanté par Aryeh Nussbaum Cohen dont tant la voix que le physique échappent aux critères de genre. Il nouera avec Alexandre une relation aussi forte qu’ambigüe. D’autres excellents chanteurs se partagent le reste de la distribution, Aron, le frère d’Ismaël est chanté par Alexander Sprague, Fanny, rôle très réduit est chanté, en alternance avec d’autres enfants, par Lucie Penninck. Justin Hopkins et Polly Leech campent le couple Carl et Lydia Ekdahl alors que Gavan Ring et Margaux de Valensart sont Gustav Adolf et Alma Ekdahl. Enfin Marion Bauwens et Blandine Coulon interprètent Paulina et Esmeralda, les filles décédées de l’Evêque. Mais la palme d’or de la distribution revient sans conteste au jeune Jay Weiner, véritable tempérament artistique dès le seuil de l’adolescence, qui campe un Alexandre prodigieux de sincérité, de force, de vitalité, mais aussi d’une émouvante simplicité.
A la tête de l’orchestre de la Monnaie, la cheffe Ariane Mathiak semble principalement accaparée par la mise en place rythmique et par la synchronisation de l’orchestre et des chanteurs avec la partie électronique de la partition, objectif qu’elle atteint sans peine. Mais on ne sent dans son interprétation que très peu d’élan, peu de souplesse et la place laissée à l’inspiration du moment, en complicité avec les chanteurs, semble réduite à la portion congrue. Trop compact, trop sonore, l’orchestre couvre exagérément les chanteurs qui doivent beaucoup lutter pour se faire entendre.
Comme le film, l’œuvre se termine par une répétition de la première scène, rythmée par la célébration de Noël et le chant usé mais rassurant de la grand-mère. La vie d’avant a repris son cours, mais plus rien ne sera jamais comme jadis.