Rarement on aura tant fait avec si peu, suscité tant d’émotion avec si peu de moyens, magnifié à ce point une partition avec une seule idée maîtresse.
Kát’a Kabanová est une œuvre intimiste, relatant un drame privé et explorant en profondeur les secrets tourmentés de l’âme humaine. Représenter cette œuvre dans l’immense espace du Felsenreitschule – celle salle improbable creusée à même la roche du Mönchsberg et faite à l’origine pour faire parader les chevaux, améliorée à diverses reprises au cours du temps, mais dont le très large plateau et l’aspect cryptique ne portent guère au ton de la confidence – est en soi un gageure.
Face à ce défi, le parti pris par Barrie Kosky est radical : il remplit l’espace d’une foule compacte de plusieurs centaines de figurants, positionnés sur plusieurs rangs, debout, immobiles, dos au public. Le spectacle n’est fait de rien d’autre, il repose sur cette seule idée, et c’est là tout le génie du metteur en scène, n’ayons pas peur des mots.
La disposition de cette foule changera quelque peu au fil des trois actes du spectacle, laissant libre un moment un espace carré, réduit, qui figure le jardin dans lequel les deux amoureux pourront se rencontrer, mais le principe reste toujours le même : une foule, anonyme, silencieuse, de dos, dont on ne verra jamais les visages. Ce dispositif étonnement simple est d’une force dramatique considérable, dont on ne peut juger qu’en l’ayant vue, sentie, éprouvée physiquement. Bien sur, on peut y voir tour à tour le fleuve (la Volga en l’occurrence) au bord duquel se déroulent les premières scènes, puis les villageois hostiles au comportement déviant de Kát’a, les témoins de sa confession et enfin ceux qui refuseront de lui porter secours lorsqu’elle se jettera à l’eau. Mais en réalité, on n’a que faire d’interprétations aussi rationnelles et prosaïquement descriptives. La foule est là, innombrable, immobile, statique, grise et neutre, elle vous tourne le dos et chaque spectateur peut sentir, dans ce refus total de communiquer, dans cette indifférence hostile, non dite, le poids que doit supporter cette pauvre femme qui a pour seul tort d’avoir choisi – à reculons mais en connaissance de cause – de suivre son désir plutôt que d’endurer la règle sociale et les injonctions de sa belle-mère. L’action et les quelques petits faits du drame, ramenés à leur juste insignifiance, vont alors se dérouler d’une seule traite, les trois actes sans interruption, devant ce mur d’incompréhension, malgré lui, à cause de lui, et tout est dit. Le public électrisé, captivé est comme fasciné jusqu’au bout, hypnotisé par la force de la mise en scène.
Corinne Winters (Káťa), David Butt Philip (Boris) © SF / Monika Rittershaus
Le jeu des protagonistes est très travaillé, lui aussi. Quelques gestes, quelques postures corporelles suffisent à caractériser chaque personnage pour une lecture claire du drame. Ainsi, Kát’a aborde Boris à reculons, de dos, comme si elle savait dès le départ qu’elle ne pourrait pas résister à son destin. Les amants semblent placés dans une bulle, leurs gestes sont complètement différents de ceux de l’autre couple, formé par Kudrjáš et Glašá. La soumission de Boris à son oncle est visible dès la première scène, tout comme celle de Tichon à sa mère. La haine de Kabanicha pour sa belle fille, sa crainte de la réprobation sociale sont elles aussi exprimées en quelques gestes significatifs, tout comme l’indifférence primesautière de la jeune Varvara, confidente malgré elle.
Bien sur, il y a aussi la force dramatique très intense elle aussi, de la musique de Janáček sans laquelle sans doute le dispositif scénique n’aurait pas le même impact expressif. Les deux se répondent, se renforcent, font sens ensemble, l’un par l’autre. Et c’est précisément dans cette rencontre réussie que réside la force de l’opéra. Dans la fosse, les Wiener Philharmoniker déploient l’opulence des ors d’une partition magnifiquement orchestrée, dirigés par le chef tchèque Jakub Hrůša, originaire de Brno où fut créé l’opéra il y a cent ans, et qui semble porter en lui depuis toujours la musique si particulière de Janáček, si étroitement liée à la langue et à l’âme de son pays. Cette orchestration est assez lourde, cependant, et l’acoustique particulière du Felsenreitschule fait que l’orchestre couvre parfois les chanteurs qui doivent donner beaucoup de voix pour se faire entendre.
La distribution est dominée par la prestation magistrale de Corine Winters dans le rôle titre. Au delà d’une démonstration vocale impressionnante et sans faille, la soprano américaine allie fragilité et énergie avec une égale force de conviction, donnant énormément de présence à son personnage et suscitant pour la pauvre Kát’a toute la compassion du monde. Elle ne joue pas Kát’a, elle est Kát’a, et à travers elles, toutes les femmes dont on brime la liberté et qui en crèvent. La scène majeure de cette nuit d’orage où elle reconnaît sa faute, où elle la crie à la face du monde, est d’une force dramatique redoutable, servie par des moyens vocaux considérables. Cette faculté de passer de l’individuel à l’universel, qui s’obtient par l’intensité et la sincérité, est suffisamment exceptionnelle pour qu’on la mentionne. La prestation du jeune ténor anglais David Butt Philip en Boris, sans être tout à fait de la même intensité, est excellente également. Le timbre est puissant, plein de couleurs, très équilibré dans tous les registres. Son comparse Jens Larsen, la basse allemande qui chante Dikoj, l’oncle hargneux, donne lui aussi toute satisfaction, de même que le ténor tchèque Jaroslav Březina qui chante Tichon, le peu sympathique mari cocu. Troisième ténor de cet excellent casting, le britannique Benjamin Hulett (Kudrjas, l’autre jeune premier de la distribution) n’est pas en reste, avec une voix très affirmée, sonore, puissante, magnifiquement bien timbrée. Petite déception du côté d’Evelyn Herlitzius, obligée de crier son rôle pour se faire entendre, (ou est-ce pour mieux caractériser le détestable personnage de Kabanicha ?), alors que la mezzo slovaque Jarmila Bálazová apporte beaucoup de fraicheur au rôle de Varvara. Le jeune bariton basse Michael Mofidian, issu lui aussi de l’école britannique, est très bien distribué dans le petit rôle de Kuligin, tout comme la mezzo-soprano ukrainienne Nicole Chirka dans celui de Glašá.
Le spectacle est reçu avec énormément d’enthousiasme par le public qui a suivi la pièce comme on suit un thriller, sans en perdre une miette, et récompense toute la distribution de très chaleureux et généreux applaudissements.