Il y a, dans Kátia Kabanová proposé cet hiver par l’opéra de Rennes, quelque chose qui relève de l’épure. Frank Van Laecke file la métaphore de l’eau tout au long du spectacle et cette récurrence accentue le poids du fatum qui pèse sur l’héroïne. Dès l’ouverture, le double muet de Kátia mime les gestes clefs de cette trajectoire inéluctable – le désir, l’élan brisé vers la liberté, l’impuissance – avant de se jeter dans la Volga. Pas de suspense, donc, tout est déjà consommé avant même d’avoir débuté. Les lumières superbes de Jasmin Šehiċ qui utilisent le cyclo de fond de scène, découpent les silhouettes avec acuité, donnant, là encore, une précision implacable au drame qui se noue. La scène est occupée de manière élégante et graphique d’autant plus que les très beaux costumes de Belinda Radulović sont à l’unisson. Leur classicisme XIXe est subtilement corrompu par la boue qui imprègne le bas de chaque vêtement: référence à l’élément aquatique encore une fois, mais également rappel d’une déréliction ou enfin marque de la laideur , de la mesquinerie de cette société provinciale qui crève sous ses corsets.
Kátia, à chaque humiliation, à chaque injonction paradoxale, plonge sa tête dans une bassine, prémonition de son geste final mais également explicitation muette de son mobile : elle expérimente l’asphyxie comme d’autres se scarifient, se font vomir ou glissent leur tête dans un sac plastique. Pour certains, la souffrance psychique est parfois si intolérable qu’il leur faut expérimenter leurs limites physiques pour la ramener à un niveau supportable. C’est également un moyen de reprendre le contrôle au moins de leur corps quand toute maîtrise sur leur environnement leur échappe, or c’est bien ce qu’expérimente Kátia, écrasée par une belle-mère despotique.
L’idée est puissante et surtout totalement pertinente. Il n’était pas simple de la rendre crédible visuellement. Martina Zadro, formidable Kátia, rend tout possible : égarée, expressive, elle est profondément touchante car elle joue avec une grand justesse. Son sens des nuances est perceptible dans le jeu comme dans la voix aux graves amples, aux aigus rayonnants avec une belle unité de registres.
© Laurent Guizard
Face à ce personnage tout en contraste, dont l’identité vacille, Frank Van Laecke a campé des personnalités moins nuancées, comme les archétypes d’une tragédie, mais incarnés par une équipe talentueuse: Vlatka Oršanić, est une harpie dominatrice, métonymie de la figure maternelle maltraitante dont la présence impérieuse est aussi convaincante vocalement que scéniquement.
Fils sous influence, Rusmir Redžić s’enorgueillit d’une voix timbrée et bien ancrée. Son jeu un peu convenu s’oppose à celui, tout en excès, de sa soeur à la scène, Irena Parlov, dont le mezzo percussif convainc. Le rôle lui sied parfaitement vocalement. Elle donne la réplique à un amoureux de belle prestance, Matej Vovk aux médiums très charpentés, séduisants, mais peut-être en méforme ce jour puisqu’il casse un bon nombre d’aigus.
L’amant de Kátia, Aljaž Farasin, est un excellent comédien, tout en retenu et doté d’une voix à la belle verticalité. Face à lui, son père, Saša Čano, est très crédible mais comme encombré d’un instrument un peu large pour le rôle.
Petit clin d’oeil, enfin, à la seule française du casting, Mathilde Pajot, élève du Pont Supérieur, qui brosse joliment une silhouette humble et délicate.
L’orchestre de Bretagne se surpasse dans cette partition exigeante et nous régale d’un tapis sonore voluptueux. L’exiguité de la fosse exile certains instruments dans les loges d’avant-scène ce qui nuit au mélange sonore mais Jaroslav Kyzlink fait merveille au service d’une dramaturgie intelligente et sensible, attachée aux signes, à l’inconscient. Cette production slovène méritait amplement de traverser l’Europe pour régaler les Rennais.