Après Jenufa en 2008 l’opéra de Toulon affiche pour la première fois Katia Kabanova. A l’entrée dans la salle le spectateur est accueilli par un visage christique qui depuis le rideau de scène plonge son regard dans le sien. Est-ce une allusion au mysticisme de l’héroïne ou l’annonce que l’histoire de sa passion adultère est aussi celle d’une Passion ? En tout cas cette image s’accorde aux premières mesures de l’ouverture, dont les accents contenus d’oratorio s’élèvent comme une confidence, avant que les mesures successives n’en clament la douleur.
L’ouvrage est donné sans entracte. On découvre d’abord la plaine au bord de la Volga, dont un petit remblai marque la berge sinueuse au-dessus de laquelle flottent des brumes ; le décor intérieur de la maison Kabanov descend des cintres et y remonte selon les nécessités scéniques. Ce dispositif signé Emmanuelle Favre résout habilement le problème des changements de lieu et permet d’éviter toute déperdition éventuelle de la concentration des spectateurs ou des musiciens. De ces derniers on perçoit physiquement le plaisir qu’ils prennent à s’approprier une œuvre jusque-là étrangère à leur répertoire et on sent qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pour répondre à la direction extrêmement fouillée d’Alexander Briger, Quelques débordements sonores rendent çà et là la vie difficile au plateau, mais toutes les subtilités d’harmonies et de timbres rendent quasiment palpable la progression inéluctable du drame.
Curieusement, on la perçoit moins dans ce que l’on voit. La mise en scène de Nadine Duffaut transpose l’œuvre au XXe siècle, peut-être dans les années 50 à en juger par les costumes féminins. Est-ce une bonne idée ? Ces bigotes qui sortent des vêpres en procession, la charité vantée de la Kabanicha, les souvenirs des heures passées à l’église et des exaltations mystiques de Katia, pour nous en tenir là, relevaient de la réalité sociale contemporaine du compositeur qu’il entendait bien décrire et dénoncer. Pour goûter sans arrière-pensée les belles images qui nous sont proposées, auxquelles les costumes de Danièle Barraud et les lumières de Jacques Chatelet participent évidemment, il faudrait faire abstraction de ce que l’on sait des évolutions survenues après 1945 dans cette aire géopolitique. Or de celles-ci on ne voit rien. N’est-ce pas, d’une certaine façon, trahir les intentions de Janacek ? Par ailleurs certaines didascalies sont ignorées, par exemple lors du départ de Tikhon, alors qu’elles révèlent chez Katia un trouble intérieur déjà très fort, beaucoup mieux que le baisemain adopté ici. Ce choix semble plus s’accorder au féminisme de l’auteure de la mise en scène qu’à la conception de Janacek.
Kouliguine (Sébastien Lemoine) et Katia Kabanova (Christina Carvin) ©Frédéric Stephan
C’est peut-être en fonction de cette conception que la Katia de Christina Carvin ne nous a pas entièrement convaincu malgré l’excellente composition vocale. Dans la scène d’intimité avec Varvara on fait le lien entre son corps épanoui et la frustration du personnage. Mais est-ce son propre bonheur de jeune femme enceinte ou la direction d’acteur qu’elle a reçue, nous n’avons pas senti suffisamment l’emportement que déclenche chez Katia l’évocation de son mysticisme juvénile. Du coup il semble de l’ordre du souvenir, alors que c’est sa permanence, même assourdie, qui déclenchera sa confession publique. Sa belle-mère inlassablement insultante est campée par Marie-Ange Todorovitch, dont le tempérament bien connu garantit une composition forte ; elle garde malgré tout une sobriété, tant vocale que scénique, bien que Kabanicha soit empressée auprès de la topette de Dikoï, qui correspond pour le personnage aux années vécues dans le corset de la respectabilité. Dans le rôle de Varvara, Valentine Lemercier est aussi délicieuse à voir qu’à entendre et donne une séduisante impression de naturel. Son amoureux Kudriach, interprété par Elmar Gilbertsson, l’emporte nettement sur les autres interprètes masculins . Doté d’une voix de ténor assez proche des couleurs d’un baryton, bien posée et bien projetée, il a une grande aisance scénique qui lui permet de chanter au deuxième acte de façon très nuancée tout en zigzagant sur son vélo. L’amoureux de Katia était-il dans un mauvais jour ? Le Boris de Ladislas Elgr manque de facilité vocale, l’émission est tantôt engorgée, tantôt serrée, et un accident survient alors qu’il pousse sans mesure. Le rôle du mari de Katia, le timoré Tikhon, n’offre guère à Zwetan Michailov l’occasion de se démarquer. En revanche Mikhail Kolelishvili donne toute son épaisseur au négociant Dikoï. Même les rôles très brefs, comme Kouliguine (Sébastien Lemoine) Glacha (Caroline Meng) et Fekloucha (Elisabeth Lange) sont servis remarquablement, et les chœurs s’acquittent au mieux de leurs rares interventions. Rien d’étonnant donc, compte tenu de la qualité musicale et vocale, qu’artistes et musiciens aient longuement été fêté par le public , ravi de cette découverte qui enrichit encore le répertoire de l’Opéra de Toulon.