A l’occasion de la rediffusion en streaming de Kein Licht à l’Opéra Comique (visible jusqu’au 15 mai 2020), nous vous proposons de relire ci-après le compte rendu de la représentation du 18 octobre 2017.
La tradition musicale européenne se voulant être une tradition de remise en question systématique, il est évident que l’opéra n’échappe pas à cette fièvre de la nouveauté. Ainsi, comme nous l’expliquait Philippe Manoury cette semaine, les codes de l’opéra doivent sans cesse être revus, surtout aujourd’hui. C’est dans cet esprit que le compositeur propose une nouvelle forme de théâtre musical : le thinkspiel, néologisme dont le premier représentant sera donc Kein Licht. Afin de mieux informer le public sur la nature même de ce genre, déclinons-en les caractéristiques sous forme de mode d’emploi.
Tout d’abord, un thinkspiel ne commence pas au lever de rideau. Pour accueillir le public, l’Opéra Comique met en place une série d’installation croisant art et science, à l’image du spectacle qui s’apprête à commencer. Quoi de mieux qu’une conférence d’un chercheur à l’Ircam pour entrer dans la matière hautement scientifique du sujet?
Mais la véritable nouveauté du thinkspiel, c’est sa conception théâtrale, radicalement opposée aux berceuses habituelles des spectacles lyriques traditionnels. Ici, le chant et la voix parlée se mêlent l’un à l’autre, si bien qu’il devient difficile de discerner l’opéra du théâtre (distinction qui n’a d’ailleurs pas lieu d’être). La mise en scène de Nicolas Stemann propose tout ce que le spectacle vivant peut avoir de plus post-moderne : plateau inondé, chanteurs et acteurs dans la salle, Verfremdungsmechanismen sortis tout droit du théâtre brechtien ou encore vidéo quasi omniprésente. Le tout sert assez bien la musique, et il faut applaudir des deux mains (mais oui !) la performance bilingue des acteurs Caroline Peters et Niels Bormann, qui n’hésitent pas à faire rire le public (car le thinkspiel est aussi fait pour ça).
Malgré ses facilités d’adaptation théâtrale, un thinkspiel n’en est pas moins une partition composée avec soin. Semblant au sommet de ses recherches, Philippe Manoury réunit une maîtrise sans faille de l’instrumentation à une conception minutieuse de l’électronique, dont il assure lui-même la concordance avec le spectacle. On y retrouve de longues plaintes solistes (aux violons, alto, flûte et trompette) mais c’est surtout l’étourdissant maelström entre virtuosité humaine et technologique qui laissera le public scié. Pour servir la partition redoutablement difficile, des interprètes de choix s’imposent. La battue précise mais énergique du chef Julien Leroy correspond tout à fait aux attentes des United instrument of Lucilin, dont les qualités musicales de chaque membre ne sont ici que sublimées.
Concernant la voix, l’auditeur sera presque dérouté par l’option choisie par Manoury. Si l’électronique et la voix parlée viennent souvent interférer avec le chant, celui-ci reste maître de la situation, et s’articule assez naturellement. L’écriture vocale reste ainsi très lyrique, dans la pure tradition des récitatifs chantés de Wagner ou Debussy. Le quatuor soliste fera cependant naître quelques réserves. Ainsi, malgré l’habitude de Sarah Maria Sun pour le répertoire contemporain, l’aigu de la tessiture (pourtant si flexible) reste étriqué. Olivia Vermeulen est un mezzo ample et rond, très à l’aise, mais c’est surtout à Christina Daletska que reviennent les hommages, la chanteuse faisant de ses monologues les passages les plus touchants de la soirée. La projection de Lionel Peintre assure le caractère de son rôle, mais c’est la difficulté de la partition qui semble poindre ici. Placé hélas un peu en retrait, le quatuor vocal du Chœur du National Theater in Zagreb ne nous parvient que de manière effacée.
Enfin, un thinkspiel est avant tout bâti sur un livret, en l’occurence généré à partir d’un texte d’Elfriede Jelinek. Dans une langue tantôt prosaïque, tantôt très élevée, comportant les nombreuses références intertextuelles qui font la particularité du style de l’auteure, nous réfléchissons avec les acteurs et chanteurs sur la place du nucléaire dans notre vie. Sommes-nous prêts à endosser une responsabilité ? Quel avenir nous est réservé ? Faut-il réagir ? Le thinkspiel ne répond pas à ces questions. Il tente seulement de les poser, ce qui est une tâche déjà bien assez responsabilisante.
En sortant, le spectateur est tout d’abord dérouté. Que vient-il d’écouter ? Comment une telle production peut-elle être mise en scène autrement ? Quel avenir pour l’opéra ? Ici aussi les questions demeurent sans réponse, mais le pari est réussi, puisque nous n’assistions ce soir plus à un opéra, mais bel et bien à un genre nouveau, qui ne demande qu’à s’affirmer.