On connaissait Cecilia exploratrice de Vivaldi, Cecilia découvreuse de Salieri, Cecilia avocate des compositeurs jadis frappés d’interdiction à Rome, Cecilia au chevet des castrats d’antan, Cecilia passionnée, sans qu’on comprenne toujours pourquoi, par Agostino Steffani… Face à cette appétence, devenue marque de fabrique, pour les musiciens méconnus et les répertoires inexplorés, c’est l’annonce d’un programme où Mozart et Haydn se taillent la part du lion qui, paradoxalement, surprend le spectateur. Toutefois, les premières notes du concert nous rappellent fort à propos que rien n’est jamais banal lorsque Cecilia Bartoli est en scène. D’une page aussi rebattue que l’Exsultate, jubilate, la mezzo italienne fait un feu d’artifice crépitant, une envolée euphorique au brio apparemment inextinguible, aux nuances infinies, aux couleurs chatoyantes. Une même vaillance sert de colonne vertébrale à « Parto, parto, ma tu ben mio », quitte à faire de ce bijou d’introspection dramatique un air de bravoure quelque peu uniforme. La seule rareté vocale du programme, un extrait d’une autre Clemenza di Tito, de Josef Myslivecek celle-ci, puis les virevoltantes pyrotechnies prêtées par Haydn au Genio de l’Anima del filosofo, concluent une première partie idéale pour qui voulait que l’on démontrât une fois de plus l’extraordinaire maîtrise technique de la cantatrice (ces vocalises pianissimo sur le souffle n’appartiennent décidemment qu’à elle), un peu frustrante pour qui espérait, au milieu de tout ce soleil, un petit coin d’ombre…
Pour voir poindre ce petit coin d’ombre, il fallait attendre la fin de l’entracte, et deux airs mozartiens plus recueillis, que Bartoli aborde en mobilisant des ressources expressives plus sobres. Il fallait, surtout, vivre cette scène de Bérénice dont même le commentateur répugnant à l’usage des épithètes se verrait bien forcé d’écrire qu’elle fut anthologique. Troquant, pour l’occasion, sa tenue de scène androgyne pour une longue robe de tragédienne, Bartoli s’abandonne aux mots de Métastase et aux notes de Haydn avec une liberté et une sincérité sidérantes, un grave et un aigu saturés d’émotions, un phrasé où chaque intonation déborde d’une expressivité farouche. Triomphe largement mérité, auquel répondent seulement deux petits bis, parmi lesquels un « Voi che sapete » qui rappellera aux plus nostalgiques le bon souvenir des merveilleux Chérubins avec lesquels Bartoli, à l’orée de sa carrière, mettait à genoux, déjà, les publics du monde entier.
Divinement chanté, le programme de ce soir est aussi magnifiquement joué. Le Kammerorchester Basel, tant que l’on ne tient pas trop rigueur à la justesse parfois difficultueuse de ses violons au début de la soirée, n’a rien d’un faire-valoir ; c’est un partenaire, dont les valeureux solistes partagent, avec raison, les ovations adressées à la star de la soirée. Sous la direction énergique de Muhai Tang, c’est une phalange bien assez belle, et aux sonorités suffisamment typées, pour ne pas faire des plages instrumentales ménagées entre les airs de simples entractes accompagnés : Haydn, là encore, mais aussi de vigoureuses pièces signées Myslivecek, Johann Baptist Vanhal et Joseph Martin Kraus, achèvent de donner à la soirée cette cohérence esthétique et ce subtil amalgame d’hédonisme et de rigueur qui ne trompent pas. Ici réside la Bartoli’s touch…