« Oui, je n’ai pas honte de le dire, je me suis ennuyé pendant une heure et demie ! ». Dès l’entracte de cette nouvelle production d’Ernani à l’Opéra de Monte-Carlo, les avis divergent et les commentaires vont bon train. Assisterons-nous à une nouvelle bataille sous les voutes dorées du Casino Garnier ?
C’est que le jeune Verdi avec son cinquième ouvrage lyrique n’a pas eu la main légère. Hugo lui-même désavoua le travail de celui qui, à la recherche d’un sujet pour conquérir le public vénitien, décida de mettre ses vers en musique. A la demande du poète, pour éviter toute confusion avec la pièce, l’opéra fut rebaptisé Il Proscritto avant d’être présenté au public parisien. Pourquoi tant de haine ? Cabalette et romantisme font plutôt bon ménage, d’autant qu’avec ce nouvel opus, le compositeur italien cherchait à s’affranchir du style patriotique qui, depuis Nabucco, lui avait ouvert grand les portes de la renommée. Le trait reste nerveux, le ton martial mais déjà les archétypes se disloquent, les caractères se nuancent, les portraits s’humanisent. Les numéros, tout en restant fermement cramponnés à la convention, chancellent sous les coups de boutoir d’une écriture assoiffée de vérité dramatique.
Les voix entreprennent aussi leur mutation. A la virtuosité encore requise s’ajoute désormais l’héroïsme. Peu nombreux sont les chanteurs qui peuvent s’aventurer sur ce terrain instable, tel Ramon Vargas, ténor ayant fourbi ses armes sur les champs de bataille rossinien et donizettien, avant de partir à la conquête du grand répertoire italien. Son Ernani n’a pas seulement un timbre en or et de la vaillance à revendre, il maîtrise tous les éléments d’une syntaxe qui sait rendre également sensible son adieu à la vie. Le chant dégrafe alors sa cuirasse, l’émission s’allège, l’épée est encore tenue mais d’une main de velours.
Ludovic Tézier peut lui aussi se prévaloir d’un légitime héritage. Son Carlo s’inscrit dans la lignée d’Alphonse de La Favorite qu’il hissait haut la saison dernière au Théâtre des Champs-Élysées. Il gravit ici encore une marche supplémentaire, parce que le rôle est encore plus intraitable, parce qu’il en maitrise chacun des aspects et que la voix répond à toutes les exigences en termes de bronze et de longueur. Timbre glorieux et ambitus large se révèleraient cependant insuffisants s’ils n’étaient comme ici portés par un art du phrasé, un souci de la ligne, une respiration qui est théâtre. Ceux qui ont osé dire ce chant impavide réviseront leur jugement à l’écoute d’un troisième acte sur lequel le baryton règne en maître, du récitatif introductif, mouvant, éloquent, incisif, à un « O sommo Carlo » sculpté dans un marbre orgueilleux.
De Silva, on attend d’habitude qu’il donne la réplique. Alexander Vinogradov en fait un protagoniste à part entière, empoignant sa cabalette « infin che brando vindice » avec la même énergie, drapant chacune de ses interventions dans la même étoffe, soyeuse, brodée même si plus sombre. Seule lui fait défaut la stature. Bien qu’affublé d’un postiche emprunté au Moïse de Michel Ange, le vieillard ne peut masquer son jeune âge.
Annoncée souffrante, Svetla Vassileva ne concède rien, que ce soit à des partenaires qui jamais ne la dominent, ou à une partition dont elle respecte chaque trait. Le vibrato toujours prononcé tend même à se stabiliser, passé un « Ernani involami » suffisamment délié pour faire son effet. Les ornements ne sont ni éludés, ni simplifiés. L’aigu tape juste et haut. La couleur vive de la voix fait cette Elvira impérieuse. Pourtant, la scène finale la montre également capable de baisser la garde, belcantiste à son tour dans la recherche de demi-teintes appropriées.
Des seconds rôles en béton – la nourrice de Karine Ohanyan, les écuyers de Maurizio Pace et de Gabriele Ribis – ; des chœurs brillants, ceux de l’Opera de Monte-Carlo, qui chantent d’une seule voix ; et la direction de Daniele Callegari, consciente des enjeux de l’opéra, altière sans être militaire, présente sans être bruyante, animée sans être agitée, ni précipitée… On a beau chercher, on ne voit pas de raison de trouver le temps long si ce n’est le rejet de l’œuvre – mais que diable être venu alors faire dans cette galère ? – ou le refus de la mise en scène.
Effectivement, pour le coup, Jean-Louis Grinda n’a pas fait preuve d’une imagination débordante. La seule originalité du dispositif scénique consiste en l’utilisation d’un miroir incliné en fond de scène. Originalité relative, le procédé a déjà été utilisé, notamment par Yannis Kokkos pour Les Troyens. Ni décapage au Kärcher, ni transposition hasardeuse mais un parti pris classique : accoler les images au propos en prenant la Renaissance pour référence avec une réplique stylisée des tableaux d’Ucello et un décor au dernier acte suggérant le camp du drap d’or. Pas de quoi s’enthousiasmer outre mesure, ni non plus s’insurger au bar à l’entracte. L’opulence musicale balaye toutes réserves. La bataille d’Ernani ici n’a pas lieu d’être.