Comment se fait-il que l’on finisse par s’ennuyer à des superproductions comme celle toute récente du Châtelet, alors que d’autres, toutes simples, vous tiennent en haleine et vous font rire de la première à la dernière note ? Simplement l’étrange alchimie qui fait qu’un spectacle est totalement réussi ou non. À Étretat, ce soir, c’est pari gagné. Et pourtant, ici, pas de grands moyens. Une scène centrale, au milieu des spectateurs tout proches, pas de décors, simplement quelques très simples éléments scénographiques. Mais, en revanche, une équipe musicale hors pair, des costumes élégants et souvent très amusants de Michel Ronvaux, une troupe délirant du plaisir de chanter et de jouer ensemble, et une mise en scène inventive d’Yves Coudray à la fois classique et enlevée, qui mêle constamment théâtre, danse et humour. Pourtant, il n’est pas facile de jouer au contact direct du public, mais ici, l’exercice est une totale réussite. En l’absence de décor, tout est construit sur les positions des acteurs, toujours changeantes, avec beaucoup de dynamique. Les ensembles tant chantés que dansés sont pleins d’un humour naturel bien en situation, et dès la première scène on se laisse entraîner dans une espèce de course endiablée dont seuls quelques rares moments plus sensibles et poétiques permettent des pauses dans la folie ambiante. Côté musical, Philippe Hui a réuni un petit ensemble instrumental de très haute qualité, et a réalisé une excellente réduction qui conserve à la partition tous ses traits saillants. Sous sa direction tout aussi endiablée, tout pétille véritablement, et l’esprit comme l’élégance d’Offenbach sont totalement préservés.
© Photo Jean-Marcel Humbert
Mais bien sûr, c’est sur le plateau que se joue l’essentiel, qui explique la franche hilarité de toute l’assemblée d’un bout à l’autre de l’œuvre. La diction parfaite de tous les interprètes permet de ne pas perdre un mot des textes originaux, à peine retouchés. En effet, disons-le tout net, on est là pour s’amuser comme à l’époque de la création, donc pas de questions existentielles, c’est le texte et la musique qui priment, et si les passages coupés par Offenbach au lendemain de la première ne sont pas restitués ce soir (même si c’est dommage eu égard à leur drôlerie), c’est que le compositeur avait eu de bonnes raisons de les supprimer.
Marie Kalinine est une Hélène fort drôle et sensuelle. Pastichant au début d’autres divas glamour un peu caricaturales habituées du rôle (on pense à Nicky Nancel en 1976 que la jeune cantatrice n’a pu connaître dans le rôle), elle passe rapidement après les charades à un jeu plus nettement féminin et naturel : la femme libre insatisfaite qui course les beaux garçons plus pour se désennuyer que pour vraiment tromper son époux. Marie Kalinine, dont il a souvent été dit dans ces colonnes l’excellence vocale et scénique, y est exceptionnelle d’intelligence, de finesse, d’autodérision et d’humour contrôlé. La voix est fort belle, souple et voluptueuse, exactement celle du rôle, et se joue avec brio des pièges de la partition. Bref, une Hélène de haut vol.
À ses côtés, Mowgli Laps est un bon Pâris, qui a gagné en souplesse vocale, mais qui pourrait certainement encore alléger parfois un peu plus en voix mixte, ce qu’il pratique déjà plutôt bien. Il est particulièrement drôle dans la scène finale, qui se termine par l’enlèvement d’Hélène sur une planche à roulettes. Gilles Bugeaud est un exceptionnel Calchas, qui nous change des habituels augures pontifiants. Bondissant, parfait acteur chantant, il est drôle sans jamais lasser. On a plaisir à retrouver Franck Leguérinel, que l’on connaissait en Calchas et qui se soir chante un Agamemnon à la grande prestance comique, et d’une présence forte qui contribue fort bien à entraîner toutes les troupes. Pierre Méchanick trouve dans son jeu d’acteur toutes les ressources pour construire un Ménélas plus pitoyable qu’à l’habitude, seule note un peu triste mais nimbée de poésie de la représentation. Enfin, l’Oreste d’Alban Legos est irrésistible de drôlerie déjantée, prouvant une fois de plus que le rôle, même s’il peut être tout aussi amusant quand il est tenu par un travesti comme à la création, ne perd rien – loin s’en faut – à être chanté par un homme.
Il ne faudrait pas croire que les seconds rôles sont moins bien distribués, et l’on remarque particulièrement l’originale Bacchis de Morgane Billet, qui donne à ce petit rôle un relief inhabituel. Le premier Ajax de Joseph Kauzman ne le cède en rien à son compère Ajax II de Florent Chappel, et à l’Achille indolent et supérieur d’Erwan Piriou. Quant aux deux hétaïres, Julie Cavalli et Flore Fruchart, elles sont tout simplement épatantes. Bref, tout cela fait un spectacle du tonnerre de Zeus, qui mériterait de tourner dans les nombreuses salles qui, en France, ont un espace central susceptible d’accueillir ce type de production.