A force de ne plus voir représenter que des adaptations, réécritures et modernisations, on finirait par croire que le texte conçu pour La Belle Hélène par Meilhac et Halévy est devenu désespérément injouable tel quel, par trop truffé de références devenues obscures avec le temps, l’exemple le plus flagrant étant la fameuse charade où l’on fait deviner le mot locomotive avec cette définition « Mon premier se donne au malade » : plus personne ne sait aujourd’hui que le loch était jadis une potion soulageant les voies respiratoires. Et la plupart des productions de jeter le bébé avec l’eau du bain. On commencera donc par remercier le festiva Opéra des Landes d’avoir eu le courage de conserver ce texte sans le farcir d’allusions à notre temps, ou de trivialités hors de propos. Même le loch y est, moyennant un léger changement de définition (« un lac au nord d’Albion »).
Ce parti pris de fidélité au texte va de pair avec une mise en scène où, sans rien modifier aux données de l’intrigue, Olivier Tousis parvient malgré tout à apporter un regard frais sur le mythe classique. Puisqu’Achille et les autres demi-dieux sont en quelque sorte des super-héros dotés de super-pouvoirs, pourquoi ne pas les transposer dans une mythologie plus proche de la culture actuelle, celle de la science-fiction ? Là où telle Carmen extra-terrestre sombrait rapidement dans le n’importe quoi, ce déplacement vers 4000 après plutôt qu’avant Jésus Christ permet de jouer avec les codes de tout un univers (sabres lasers, fusées, etc.), d’où toutes sortes d’effets comiques inattendus, souvent en relation avec l’utilisation de la lumière. Saluons également la qualité des décors et l’inventivité des costumes, avec un résultat esthétique digne des maisons les plus richement dotées, dont Opéra des Landes est loin de faire partie.
Avec douze instrumentistes, inutile de réduire au sens strict la partition d’Offenbach : le son est évidemment moins étoffé qu’avec les orchestres habituels, mais l’impression produite n’est pas celle des arrangements pour une poignée de musiciens que certains théâtres ont pris l’habitude de proposer. Le chef Philippe Forget dirige ses troupes avec goût, sans exagérer les tempos. On pourra évidemment regretter que la scène du Jeu de l’Oie ait été omise, mais au moins tous les autres morceaux de la partition sont-ils donnés dans leur intégralité, sans les coupes parfois d’usage. Quant au chœur d’Opéra des Landes, on voudrait seulement que ses pupitres masculins s’étoffent un peu et se consolident pour donner plus dignement la réplique aux pupitres féminins, tout à fait à la hauteur des enjeux.
Au sein d’une distribution soignée, on retrouve inévitablement quelques noms familiers, comme celui de Maela Vergnes, grande habituée des rôles travestis, qui prête sa voix claire à un Oreste en état d’ébriété quasi constante, de Marc Souchet, Figaro l’an dernier, et cette fois Agamemnon un peu moins arrogant que de coutume. Calchas féroce vite saisi par la débauche, Mathieu Toulouse s’impose d’abord scéniquement ; en dehors du Trio patriotique, le rôle ne lui laisse guère d’occasions de s’affirmer. Jean Goyetche rompt heureusement avec la tradition selon laquelle Ménélas est confié à un acteur plutôt qu’à un chanteur, et le ténor possède amplement de quoi se faire entendre ; moins bonnasse que souvent, l’époux de la reine troque ici les rondeurs habituelles pour une silhouette dégingandée, le personnage allant jusqu’à la violence physique lorsqu’il surprend sa femme en fâcheuse posture. Après un aigu un peu difficile à la fin de son premier air, la voix de Matthieu Justine se chauffe assez rapidement pour que son Pâris accomplisse ensuite un parcours sans faute. Frédérique Varda peut se prévaloir d’une solide expérience du répertoire de l’opérette, genre où il faut savoir passer sans heurts du chanté au parlé : chez cette Hélène soprano plutôt que mezzo, on admire donc notamment l’art de distiller des énormités avec une candeur absurde, et le portrait de cette femme du monde que le peuple traite de cocotte, dont la fausse innocence et l’air de ne pas y toucher rappellent irrésistiblement Arielle Dombasle (soyons très clair sur ce point : la ressemblance ne concerne en aucun cas la voix, mais seulement le jeu). Ajoutons que les hétaïres sont gourgandines à souhait et que les jeunes rois sont délicieusement bêtes, et l’on comprendra l’enthousiasme que peut susciter ce spectacle, encore donné pour trois représentations les 21, 23 et 24 juillet.