D’emblée, les aspérités de la musique nous préviennent, tout autant que les contrastes expressionnistes d’une mise en scène épurée : loin d’un sentimentalisme facile et de l’ivresse du beau chant, c’est la rudesse de la vie et l’authenticité des sentiments que cette Bohème avignonnaise nous donne à voir et à entendre.
Puccini vériste ? Puccini romantique ? Puccini expressionniste ? Tout cela à la fois, certes, mais avant tout Puccini engagé. Engagé par sa composition sans concession, que le chef hongrois Balàzs Kocsàr, déjà applaudi à Avignon dans Jenufa en 2013 et dans Le Dernier jour d’un condamné en 2014, nous donne à entendre avec toutes ses rugosités. Engagé par le choix d’un livret que Nadine Duffaut met en scène en jouant sur les images convenues dont elle retourne la signification première en montrant ensuite l’envers du décor. Ainsi, l’alcôve que révèle dans le premier tableau un mouvement de la scène tournante, avec Mimi dans un décor semblable à un tableau de maître ancien (on pense à La Dentellière de Vermeer), devient, lorsque la scène tourne pour substituer à ces lieux privés l’espace public, une forme géométrique à la Paul Klee, parmi d’autres monolithes dont l’abstraction suggère la froideur du monde extérieur tout autant que le destin implacable. Engagé enfin par la présence vocale et scénique très forte des interprètes, au premier rang desquels Florian Laconi est un Rodolfo puissamment émouvant ( « Che gelida manina » est très applaudi), à la diction exemplaire et aux aigus rayonnants, ménageant tout au long de l’opéra une évolution dramatique saisissante.
Avec Lionel Lhote, qui prête à Marcello sa chaleureuse voix de baryton, le parlar cantando du premier tableau est d’une expressivité remarquable, qui ne laisse pas un instant de répit, retraçant cette lutte de chaque instant contre le froid qui engourdit, exaltant l’activité contre l’engourdissement qui est la mort de l’art, la mort de l’esprit. Lorsque Yann Toussaint en Schaunard et Ugo Guagliardo en Colline se joignent à eux, c’est un quatuor de choc, tonique et sonore, qui emporte l’adhésion et suscite l’enthousiasme.
© Cédric Delestrade / ACM Studio
Les rôles féminins sont un peu en retrait : la soprano roumaine Brigitta Kele incarne une Mimi tendre et émouvante, avec une belle ampleur vocale, mais dès son air « Mi chiamano Mimì », la justesse dans les aigus n’est pas toujours assurée, ni la mesure avec l’orchestre. Dans le rôle de Musetta, Cristina Pasaroiu ne semble pas toujours à l’aise avec une ligne vocale très tendue et souligne de manière excessive l’excentricité du personnage, au risque d’en gommer l’humanité foncière. Le parti-pris quasi expressionniste de la production ne justifie pas que l’air « Quando m’en vo’ soletta » soit traité brutalement. Sans nuances, le personnage n’existe plus. Sans doute cela explique-t-il l’ire d’une spectatrice s’exclamant à l’entracte que ce n’est pas ainsi que l’on doit traiter Puccini, dont la musique, expliquait-elle, doit être « caressante ». Mais elle peut aussi être une gifle, et c’est sans doute cette veine, que la mise en scène autant que la direction musicale ont souhaité explorer. Une Bohème loin des bobos, avec un engagement complet des artistes dans ce récit de violence sociale, sur fond de misère, avec un Florian Laconi en larmes à l’issue d’un spectacle fort, propre à remettre en cause l’image convenue que l’on peut souvent avoir de la musique de Puccini.