Représenter La Bohème n’est pas si aisé qu’on pourrait le penser tant les pièges de ne rien dire de plus, ou pire de ne rien dire d’aussi bien, se présentent en nombre. D’abord, la partition de Puccini résonne en chacun comme une musique intérieure, presqu’intime lorsqu’on est tombé dans la marmite petit. Du même coup, un lien étroit et affectif existant avec l’œuvre, il émerge des préférences, si ce n’est des références, des attentes, si ce n’est des exigences. Mais bouder son plaisir, et demeurer à la maison, disque en mains et mouchoirs en poche, ne sera jamais la solution en matière de spectacle vivant. Alors il fallut ce rendre, et d’ailleurs avec entrain, au Grand Théâtre de Genève, toujours installé à l’Opéra des Nations, pour cette Bohème avec double distribution.
Dès le lever de rideau, le ton est donné. Dans un maigre décor, tout en transparence et figurant la libre circulation des membres de cette petite communauté comme celle du froid et du vent, Rodolfo se tient, contemplatif, sous les flocons de neige. Le metteur en scène Matthias Hartmann fait alors évoluer ses bohèmes dans un espace très ouvert, facilitant a priori leur frénésie. Pourtant, force est de constater que le jeu de scène demeure quelque peu statique – nul drame car l’immobilisme peut joliment s’habiter – mais surtout un peu systématique – dicté par le texte seul – et finalement un peu artificiel. Cela est doublement regrettable que le livret procure aux personnages une épaisseur qui promet d’aller bien au-delà des actions principales, et de rendre à cette jeune équipée toute la profondeur d’âme et d’esprit que Murger suscitait. Le deuxième acte et son décor en poulailler n’arrange rien, et fige une action d’ordinaire bouillonnante. Il faut les deux actes suivants pour que peu à peu, la magie opère et l’engagement collectif emporte la réussite du tableau final, où tour à tour les corps se figent, cette fois magnifiquement et avec sens, impuissants face à la mort. Sous les flocons de neige, Rodolfo reçoit l’ultime caresse de sa muse…
Et l’on s’en félicite, car notre Rodolfo de la soirée trouve en Dmytro Popov une voix idéale. L’émission nette, le phrasé souple, l’aigu ample sont autant de qualités que déploie le ténor ukrainien, conquérant le public dès le célèbre « Che gelida manina ». On regrette néanmoins une certaine lourdeur de jeu, qui devrait avantager l’impétueux Sébastien Guèze, avec lequel il chante en alternance. A ses côtés, la Mimi de Nino Machaidze est sans conteste l’artiste de la soirée. Si elle déploie parfois trop de gestes inutiles et campe une couseuse plus piquante que tendre, elle offre au personnage un timbre aux harmoniques chaleureux et des accents de plus en plus sincères au fur et à mesure qu’avance le drame. Le couple Musetta/Marcello est tout aussi bien servi par Julia Novikova et Andrè Schuen. Le soprano argenté et le charisme étincelant de la vipera pousse le peintre dans ses plus vifs retranchements. Le geste scénique se double alors d’une voix de baryton ample dotée d’une grande musicalité. Les seconds rôles, tels le Schaunard farfelu de Michel de Souza et le Colline éclairé de Grigory Shkarupa, sont à la hauteur du plateau, définitivement solide et équilibré.
A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Paolo Arrivabeni accomplit un travail soigné, articulant avec grande lisibilité le discours puccinien si loquace et énergique. La tendresse de certains accents est cependant quelque peu sacrifiée ça et là, au prix d’une volonté évidente de fluidité. S’appesantir ? Non, il ne saurait en être question, mais fouiller les méandres d’une partition bouleversante jusque dans ses moindres replis intérieurs : oui, c’est bien ici la marge de progression possible. Par bonheur, onze autres représentations sont programmées, multiples occasions de chercher nous aussi, avec Mimi et Rodolfo, la véritable clé de La Bohème.