Sans la ténacité de l’administration de l’Opéra de Marseille, La Bohème, prévue à l’origine pour une série de représentations durant les fêtes de fin d’année, aurait rejoint la longue liste des spectacles annulés sans laisser de trace durant cette période.
Dès le mois de novembre, Leo Nucci qui devait mettre en scène cette nouvelle production déclarait forfait parce que lui et son équipe estimaient que les contraintes imposées par les distanciations physiques dénaturaient leur conception de l’ouvrage. On fit alors appel à Louis Désiré pour monter en un temps record un spectacle qui tienne la route, mais à une dizaine de jours de la première, l’on apprenait que l’ouverture des théâtres prévue pour le 15 décembre était reportée au mois de janvier. Alors la décision fut prise en accord avec les artistes et avec le soutien de la ville de Marseille, de poursuivre les répétitions en vue d’une seule représentation, sans public, destinée à être diffusée sur le Web.
Dans ces circonstances, Louis Désiré et son décorateur Diego Méndez Casariego jouent la carte de la sobriété. L’action, si l’on en croit les costumes, est transposée durant l’entre-deux guerres, Chez Momus, Musette en smoking noir, ressemble à un clone de Marlène Dietrich. Les autres personnages sont vêtus de couleurs foncées, gris, noir, bleu-marine. Un lit, une table et des chaises, constituent les principaux éléments de décor durant les quatre actes. Au II, quelques tables supplémentaires sont ajoutées, tandis que la projection d’une grande roue au fond de la scène identique à celle que l’on peut voir en ville, semble transposer l’action dans la cité phocéenne, ce que confirment les vagues sombres en mouvement projetées au IV.
La direction d’acteurs, minimaliste et néanmoins efficace, respecte autant que possible les gestes barrière, les chœurs, tous masqués, sont peu nombreux, un petit groupe de femmes chante les parties destinées aux enfants, absents de cette production.
Dans la fosse, le nombre des musiciens ayant été réduit à une vingtaine, c’est une transcription pour petit orchestre due au musicologue Gerardo Colella à l’attention des petits théâtres italiens qui est utilisée, comme ce fut déjà le cas à Liège en septembre dernier. Paolo Arrivabeni réussit à tirer le meilleur parti de cette formation chambriste en créant un environnement sonore élégant et subtil propre à mettre en valeur les voix des chanteurs.
La Bohème © operademarseille
La plupart des interprètes de cette Bohème et notamment ceux des trois personnages principaux effectuent leur prise de rôle, On leur pardonnera donc ici ou là une certaine réserve d’autant que leur prestation y gagne en spontanéité à défaut d’être toujours totalement aboutie. Les seconds rôles sont tous excellents en particulier le Parpignol malicieux de Jean-Vital Petit et le Benoît ahuri d’Antoine Garcin. Régis Mengus campe un Schaunard tout à fait convaincant tandis qu’Alessandro Spina fait des adieux sobres et émouvants à sa « Vecchia zimara ». Lucrezia Drei possède une voix bien projetée et un aigu brillant. Elle n’en est pas à sa première Musette et cela s’entend. Exubérante au II, touchante au IV, elle donne de son personnage une caractérisation haute en couleurs, pleinement convaincante. Alexandre Duhamel possède les moyens que réclame Marcello. Tout à fait à son aise au premier acte en étudiant insouciant et facétieux, son interprétation du III légèrement en retrait ne manquera pas de s’affiner davantage lorsqu’il aura l’occasion de reprendre le rôle. Ténor belcantiste de haut vol, en particulier dans Rossini qu’il a si bien servi depuis le début de sa carrière, Enea Scala cherche depuis quelques années à élargir son répertoire. On a pu l’entendre la saison dernière dans Hoffmann à Bruxelles et la saison précédente, l’opéra de Marseille lui avait offert deux rôles verdiens, le duc de Mantoue et Alfredo Germont. Servi par un physique avenant et une aisance scénique indéniable, son Rodolfo ardent et passionné ne manque ni de charme ni de séduction. Doté d’un medium solide et d’un aigu claironnant, le ténor sicilien propose une incarnation subtile qui gagne en intensité au fil de la représentation pour aboutir à un dernier acte poignant. Lauréate du concours Voix Nouvelles en 2018, Angélique Boudeville avait rejoint l’année précédente l’Académie de l’Opéra national de Paris pour parfaire sa formation. Elle possède déjà à son répertoire les rôles de Leïla dans Les Pêcheurs de perles et de Micaëla dans Carmen mais à n’en point douter cette unique Mimi marseillaise sera un jalon important dans sa carrière. L’ampleur de la voix et la rondeur du timbre de la jeune soprano captent durablement l’attention dès son « Mi chiamano Mimi » délicatement nuancé tout comme son « Donde lieta uscì » empreint d’une tendre nostalgie. Au IV, elle s’éteint sobrement, sans pathos. De bout en bout cette incarnation on ne peut plus prometteuse constitue une véritable révélation.