Que ce soit la distribution transalpine (Maria Agresta et Vittorio Grigolo) ou hispanisante (Ailyn Pérez et Ramon Vargas), le teatro alla Scala présente en cette fin d’été une Bohème où à la qualité des chanteurs répond l’excellence de la direction de Gustavo Dudamel à la tête de son Orquesta sinfonica e coro nacional juvenil Simon Bolivar. Le chef vénézuélien, que Paris connait davantage au concert symphonique, délivre une interprétation toute en contrastes du chef d’œuvre de Puccini, où l’aridité du drame des illusions perdues le dispute au lyrisme des pages les plus tendres. La battue est au global rapide – notamment dans les scènes d’ensemble et les scènes bouffes – toujours précise, les mains haut placées pour coller à la scène et donner les départs. Il faut cette attention de chaque instant car le chef exige des points d’orgue inattendu, change de tempo d’une mesure à l’autre en adéquation avec le drame. Le dernier acte est magistral de justesse : commencé sur les chapeaux de roue dans la fausse insouciance des jeux des étudiants, la pâte sonore jusqu’alors légère, sautillante et fourmillante de détails vient se briser sur les percussions de l’arrivée de Musetta. C’est la mort qui rentre en scène à cet instant : le son s’épaissit, devient grave et saisit à la gorge. Le tempo, lui, ne cessera de ralentir jusqu’à mourir dans les trois accords finaux, manière de marche funèbre qui refuse de dire adieu.
Dans l’écrin fidèle imaginé par Franco Zeffirelli dans les années 1960, Marco Gandini, qui assure cette reprise, laisse à chaque interprète une certaine liberté de mouvement et l’ensemble vit en permanence. Scènes intimes, de chœurs (remarquables de puissance et de précision rythmique au deuxième acte) ou de groupe, tout est fluide et il faut saluer l’attention portée aux personnages secondaires. Le Schaunard de Mattia Olivieri est chaque soir confondant d’aisance, déchirant quand il est seul à voir Mimi mourir. La voix est au diapason du jeu pour ce jeune et beau baryton au timbre clair. Comparse dans la farce, Carlo Colombara (Colline) sait aussi mettre en avant son registre grave pour défendre sa partie dans les ensembles et émouvoir dans ses adieux à son pardessus laissé en gage. Le timbre corsé et épais d’Angel Blue dessine une Musetta atypique. Tornade en scène, l’artiste black-américaine, ancienne Miss Hollywood, est parfaite en femme fatale. Son Marcello est lui aussi volage puisque Massimo Cavalletti et Gabrielle Viviani se partagent les représentations. Le second l’emporte d’une courte tête sur le premier. La voix est un peu plus ample, le souffle mieux contrôlé et le son mieux projeté.
Les amoureux enfin, alternent d’un soir à l’autre offrant deux tableaux complémentaires de ces scènes de la vie de bohème. Ailyn Pérez est peut-être moins experte dans l’art des demi-teintes, des sons filés et piani que Maria Agresta. Pourtant c’est bien l’américaine qui l’emporte car si le chant est moins construit, il est en revanche tout de suite émouvant quand la soprano italienne, bouleversante Liu en mai dernier dans ce même théâtre, semble plus extérieure au drame, scolaire et appliquée notamment dans les deux derniers actes. Ramon Vargas est précautionneux à l’acte I. Un ut un peu court dans son air lui fera esquiver celui de conclusion. A l’inverse, le Rodolfo de Vittorio Grigolo est solaire, généreux et étonnament sobre en scène. Mais on lui préfèrera Ramon Vargas et sa conduite de la ligne qui rattrape certaines duretés du timbre. En définitive, il aurait fallu écouter le couple Agresta-Grigolo dans la première joyeuse partie de l’œuvre et, dans les deux derniers tableaux, c’est avec les Pérez-Vargas et leur supplément d’âme que l’on aurait versé des larmes.