Ce n’est pas tous les soirs qu’un des meilleurs chefs d’orchestre de sa génération fait ses débuts à l’Opéra de Paris. A ce titre, la première de la nouvelle production de La Bohème est un double événement. Gustavo Dudamel s’y montre plus qu’à la hauteur. Le chef vénézuélien, dont les incursions dans le répertoire lyrique sont encore épisodiques mais qui nous avait déjà séduit dans cette même œuvre à la Scala, métamorphose l’orchestre de l’Opéra de Paris, méconnaissable dès les premières mesures. Richesses des couleurs, tension et concentration, souplesse et mordant des attaques, pupitres tour à tour diaphanes ou capiteux : la phalange répond au doigt et à l’oeil à la vision de Gustavo Dudamel. Sa Bohème déborde de contrastes, dans les tempo qui passent du frénétique à la langueur, dans les nuances où même les nombreux cuivres peuvent chuchoter, dans les ambiances où le tragique balaye l’insouciance en un battement de cil. Le tout avec un sens du théâtre inné et un respect de l’intégrité du plateau constant.
Celui-ci est assez homogène et aucun des solistes ne l’emporte sur un autre. Certes, Sonya Yoncheva sera la plus acclamée aux saluts. La richesse de son timbre opère une séduction immédiate aussi bien qu’il sied au portrait de la cousette. Pourtant, il faut noter que la voix perd rapidement en stabilité dans le haut de la tessiture et que certains aigus sont trop bas. L’interprète fait de son mieux pour donner vie à son personnage, quand la mise en scène en fait un spectre qui déambule d’un tableau à l’autre. Atalla Ayan offre tout le soleil de ses origines brésiliennes à Rodolfo malgré un volume insuffisant pour l’Opéra Bastille. Le ténor ne force pas ses moyens, maintient une ligne élégante et nuance son chant de très belle manière. Artur Rucinski (Marcello) s’impose lui sans mal grâce à un volume conséquent et au bronze de sa voix qui en font l’ami sévère et goguenard voulu par le livret. Alessio Arduini (Schaunard) et Roberto Tagliavini (Colline) ne déméritent pas. Pourtant le premier est sous-dimensionné pour Bastille et le second un rien extérieur dans ses ses adieux à son pardessus. Enfin, Aida Garifullina croque l’exubérance de Musetta grâce à un timbre fruité, une constante précision et un aigu généreux. Signalons la très belle prestation des chœurs de l’Opéra de Paris, alors que la mise en scène les relaye bien souvent hors scène (tout comme les solistes à plus d’une occasion).
© Bernd Uhlig / Opéra National de Paris
Si l’on a gardé l’aspect scénique pour la fin, c’est que celui-ci est doublement problématique et vient gâcher la représentation. Tout d’abord parce qu’il s’agit d’un contresens. Croyant trouver dans les derniers chapitres des Scènes de la vie de bohème de Murger une clé pour proposer un angle nouveau, Claus Guth et son équipe se fourvoient. Dans ces dernières pages, nos comparses sont vieux et portent un regard tendre sur leurs années d’insouciance. Voici donc la situation d’énonciation radicalement changée. Sûrement Rodolfo a trouvé la formule de Hieronimos Makropoulous car les voilà dans une navette spatiale en route pour un ultime voyage. La faim, le froid et le manque d’air les font délirer et revivre ce qui se passe dans La Bohème. Le décor et les apparitions évoquent le film Solaris où les fantômes des compagnes des astronautes viennent leur rendre visite . On passera sur l’incongruité de ces époques, de ces costumes qui se superposent juste par caprice et sur le remplissage nécessaire (le cortège funèbre de Mimi pendant tout le tableau chez Momus). On ne passera pas sur les outrages que cette mise en scène fait subir à la musique, c’est le deuxième problème. Benoît se voit purement et simplement rayé de la distribution et ses répliques se trouvent partagées entre les quatres comparses dans une scène de ventriloquisme avec un cadavre du meilleur goût. Puis il y a ces interludes galactiques avec force ambiances sonores qui n’apportent rien et ressassent le même texte projeté qui finit d’exaspérer le public de cette première. « Trahison ! », « à bas la mise en scène ! », « pauvre Puccini ! » sont les cris les plus galants que l’on a pu entendre au retour de l’entracte. Inutile de décrire l’accueil réservé à l’équipe technique quand vient son tour de saluer devant le rideau.
Après l’insipide Traviata, le carton de Rigoletto qui ne supportera plus beaucoup de déménagements, une trilogie Da Ponte-Mozart peu inspirée, cette Bohème vient remplacer une autre production du cœur du répertoire de l’Opéra de Paris alors que ce dernier doit s’efforcer de tourner à moindre frais. Elle est déjà en fin de voyage, pour paraphraser Claus Guth. Tous ces ratés finiront par poser problème aux comptables de la Grande Boutique, quand il ne restera plus un « tube » du répertoire pour faire salle comble à chaque représentation et remplir les caisses. Le jeu du buzz en valait-il la chandelle ?