Depuis son avènement médiatique, Teodor Currentzis s’est maintes fois affirmé comme un homme de passion et de conviction. Nos lecteurs se souviennent probablement des propos recueillis par Laurent Bury où il évoquait sa lecture d’Eugène Onéguine, censée révéler enfin le sens véritable d’une œuvre incomprise. C’est dans le même état d’esprit qu’il a abordé La Clemenza di Tito, avec la hardiesse et la détermination des prosélytes qui veulent répandre la bonne parole. La version qu’il en donne est revue et corrigée : il élague ou supprime des récitatifs – ceux-là même que Mozart avait voulus – et il introduit des extraits d’autres partitions de Mozart, quatre de la Grande Messe en ut mineur KV 427, un de l’Adagio pour cordes KV546 et un de la Musique funèbre en ut mineur KV 477. Le mobile est toujours le même : accomplir ce que l’auteur aurait voulu si les circonstances le lui avaient permis. Hélas, Mozart est mort et nous ne saurons jamais ce qu’il aurait pensé de cette initiative que l’amour prétend justifier. Elle nous semble toutefois dangereuse à l’évidence, car on peut l’apparenter aux adaptations qui ont déformé les œuvres de Mozart pendant des décennies.
Certes, Teodor Currentzis connaît les œuvres en elles-mêmes et il n’use pas du forceps pour ces insertions, qu’on peut expliquer en fonction du texte et du contexte. Cela suffit-il à les justifier ? Elles relèvent pour nous plus de l’association d’idées ou de perceptions sonores que d’une nécessité que Mozart aurait indubitablement souhaité. A tel moment, un mot, un climat musical éveillent chez Teodor Currentzis le souvenir de telle ou telle œuvre, et ce rapprochement s’impose à lui avec tant d’évidence qu’il lui semble nécessaire de le rendre effectif. Mais dès lors La Clemenza di Tito qu’il propose n’est plus celle de Mozart. En outre, au concert on est dans un show – impression que les mouvements d’ensemble des musiciens et les évolutions dansantes du chef nourrissent – où le manipulateur tient la vedette, et ce n’est pas l’usage savant des lumières qui nous démentira. Quand elles meurent, à la fin, il est le dernier à rentrer dans l’ombre. Avant, elles ont éclairé tour à tour l’orchestre, les deux parties du chœur, les solistes à l’avant-scène, focalisation ou absence qui contribuent à créer un climat dramatique. Malheureusement ce parti-pris d’isoler des personnages pour leur air, de les séparer du protagoniste que ces effusions sont destinées à informer, tend à reconstituer les conditions de l’opera seria que Mozart s’était ingénié à perturber. Alors on se demande : Teodor Currentzis aime-t-il Mozart ? Ou l’idée qu’il s’en fait ?
La question se pose depuis l’émergence du chef dans le panorama musical. Qualifiant ses options de narcissisme, certains mélomanes lui ont tourné le dos. Ils étaient absents ou partis à l’entracte, mais aucun n’a perturbé le triomphe avec standing ovation qui a salué le chef, son ensemble Musica Aeterna et le chœur de l’Opéra de Perm. Cet enthousiasme consacrait-il une entreprise « héroïque » de redécouverte ? Certes l’exécution impeccable par les instrumentistes, ensemble ou par pupitres, avec en vedettes les soli de clarinette, de cor de basset, et une claveciniste chargée d’assurer, outre une pulsation rythmique d’une constante exigence, la cohésion entre la partition et les ajouts, la transparence des plans, la finesse des piani, la beauté sonore, en somme, il y aurait bien de quoi combler, et de quoi ébahir avec les ralentis pleins de suspens et les accélérations fulgurantes. Mais si cette virtuosité impressionne, elle ne nous a pas étourdi au point de nous faire préférer cette version de La Clemenza di Tito à celle où le simple exposé des péripéties offre au spectateur un tout qui se suffit à lui-même, sur le plan musical. Il serait encore possible de discuter le bien-fondé d’inserts de la liturgie catholique dans une œuvre qui vise à l’universalité, comme la musique maçonnique annexée en coda semble le constater, mais ce serait nous éloigner encore.
Jeanine de Bique, Karina Gauvin, Anna Lucia Richter, Stéphanie d’Oustrac, Teodor Currentzis,Maximilian Schmitt et Willard White © GTG-Carole Parodi
Triomphe donc pour Teodor Currentzis, ses musiciens et les choristes, indiscutable récompense de l’exécution. Accueil semblable pour les solistes, dans l’euphorie finale, même si au cours du concert tous n’ont pas reçu les mêmes approbations. Le ténor Maximilian Schmitt bénéficie de cette bienveillance. Etait-il dans un mauvais jour ? Sans charme particulier, le timbre sonne d’abord nasal et l’émission semble forcée, sans impressionner pour autant ; le registre aigu n’est pas spectaculaire et les vocalises peu déliées ; c’est finalement dans le cantabile où il n’appuie pas que se révèle une souplesse et une douceur dans l’émission appréciables. C’est un peu insuffisant pour un personnage dont la voix devrait pouvoir se charger d’héroïsme. Au vétéran Willard White est échu le personnage de Publio, capitaine de la garde ; est-ce pour cela qu’il adopte un ton rogue qui nous semble outré ? Reste le prestige d’un timbre toujours prenant malgré les années. Les amoureux heureux sont campés par Anna Lucia Richter, Servilia, et par Jeanine de Bique, Annio. La première semble miser autant sur son élégance et son port de tête que sur sa voix, qu’elle a longue et agile, mais limitée dans le haut aigu, où l’on se prend à attendre des sommets qui ne viennent pas et qu’elle a eu la sagesse de ne pas tenter. Elle a néanmoins un tempérament réel, qui lui permet de donner quelque épaisseur à son personnage. Remarque qui vaut, et combien, pour Jeanine de Bique, dont la voix ronde et chaude accompagne une interprétation d’une remarquable intensité, et qui passe sans se troubler mais en transmettant une émotion réelle du « Kyrie Eleison » de la Grande Messe en ut mineur à un air d’Annio aussi émouvant qu’impeccable. Il aurait fallu signaler aussi la qualité de sa projection, auprès de laquelle celle de Karina Gauvin laisse à désirer, car même si les piani se veulent impalpables ils doivent rester audibles sans que l’auditeur tende l’oreille. La cantatrice expose toutes ses ressources pour camper un personnage attachant malgré son ambigüité, mais elle ne nous convainc vraiment que dans son air final, où elle échappe au maniérisme qui affleurait çà et là pour rendre la virtuosité du chant pleinement expressive. Il faut dire que la présence à ses côtés du Sesto de Stéphanie d’Oustrac doit être à la fois un stimulant et un voisinage difficile, tant elle est déjà immergée dans le personnage au début même de l’opéra : les yeux ouverts mais regardant en elle-même elle trouve les accents, les couleurs, la véhémence, la tendresse, le déchirement, faisant un sort au moindre mot dans une diction jamais relâchée et dans une homogénéité vocale qui ravit, qui nous enlève à nous-mêmes pour l’accompagner dans sa vision hallucinée du premier acte ou dans son introspection du second. Alors, pour ces instants de beauté dont nous sommes sûr que Mozart les aurait aimés, qu’importe, au fond, que Dieudonné se prenne pour Amadeus ?