Au temps où il n’existait qu’une seule chaîne, la télévision charma les têtes blondes en leur contant les aventures de Titus le petit lion, amoureux de la souris Bérénice, le tout se déroulant dans le palais du grand Yaka, tyran gardé par les singes Ceci et Cela, sans oublier le pingouin-majordome Mosca et le pélican-magicien Melchior. Pour monter La Clémence de Titus, Cécile Roussat et Julien Lubek ont eux aussi situé l’action dans un pays imaginaire, mais à une époque extrêmement reculée, en s’autorisant un détour sinon par la féerie, du moins par la fable. Ce n’est plus sous la Rome antique, mais carrément dans une préhistoire mythique que s’inscrit l’intrigue : au premier acte, l’homme vit encore dans un très rousseauiste état de nature, entouré de bêtes étranges et à moitié animal lui-même ; au deuxième acte, après la chute causée par le crime de Sesto, la luxuriance de la végétation cède la place à la dureté du minéral et le décor d’abord multicolore et chatoyant se dépouille peu à peu de ses éléments. Il faut quelques instants pour accepter ces cyclopes qui entourent Vitellia, mais on se laisse bientôt séduire par l’originalité et l’inventivité de la démarche. On accepte cet empereur-centaure, à la démarche majestueuse et lente, on admire cet Annio ailé qui vole à travers la scène et sa sœur Servilia, vraie princesse de conte de fées dont la robe est suivie d’une interminable. Après tout, Sesto n’est qu’un faible, un suiveur, alors rien de surprenant à ce qu’il ait les cornes d’un bélier, c’est-à-dire d’un mouton ; que Servilia soit une sorte de tigresse et s’entoure de lions, on s’en étonnera pas non plus. Publio, lui, est plus proche du végétal, entre l’Hiver selon Arcimboldo et l’Apennin sculpté par Jean Bologne à Pratolino. Quant à la présence des figurants, acrobates et autres artistes de cirque, elle se justifie pleinement lors des différentes marches que compte la partition, et ils forment ce peuple primitif que gouverne Titus, puisque le chœur reste en coulisses ou dans les loges d’avant-scène, en tenue de concert, pour incarner cette postérité qui admirera l’humanité manifestée par le monarque.
Pour des oreilles désormais habituées aux formations jouant sur instrument anciens, c’est d’abord un choc d’entendre dans la musique de Mozart un orchestre dont l’ordinaire est clairement centré sur le répertoire romantique, à tel point qu’on a d’abord l’impression d’assister à un opéra-comique du milieu du XIXe siècle. Même si les cuivres émailleront la soirée de quelques fausses notes, on n’en saluera pas moins le travail accompli par Thomas Rösner : par sa vivacité et sa théâtralité, sa direction nous éloigne de ces lectures empesées qui avaient cours jadis et qui empêchèrent trop longtemps de reconnaître les vrais mérités de l’œuvre. Le pianoforte et le violoncelle accompagnant les récitatifs sont tout à fait bienvenus. La plupart des tempos sont rapides, sauf notamment pour « Non più di fiori », mais l’on peut s’interroger sur les raisons de cette exception.
Anna Bonitatibus, Patrizia Ciofi © Opéra Royal de Wallonie – Liège
En effet, la distribution est pour le moins contrastée. Quand le rideau se lève, c’est un peu la consternation qui s’empare du spectateur : du fameux timbre voilé de Patrizia Ciofi, il semble ne rester ce soir que le voile, et l’on craint que l’artiste ne doive se contenter de « marquer » tout son rôle. Par chance, après ses premières interventions, la soprano parvient à dépasser le parlé-chanté et à retrouver une certaine intégrité vocale. Malgré tout, on s’en doute, inutile d’espérer que les graves de Vitellia soient particulièrement nourris. Quelle différence dès que lui donne la réplique le formidable Sesto d’Anna Bonitatibus ! Tout y est : un timbre superbe, une virtuosité à toute épreuve, une sensibilité à fleur de peau. Le côté « mouton » limite peut-être un peu son jeu, mais quels fortes, et quels pianos ! Dans la même tessiture, on admire le très bel Annio de Cecilia Montanari, dont imagine sans peine le Sesto qu’elle ne manquera pas de devenir. Sa sœur Servilia ne trouve peut-etre pas en Veronica Cangemi la titulaire idéale : la soprano argentine est désormais éprouvée par les aigus, même dans un rôle peu exigeant. On a beaucoup entendu Markus Sihkonen à l’Opéra des Flandres dans des rôles secondaires : Publio n’a qu’un air, mais la basse finlandaise lui confère beaucoup de présence. Enfin, dans le rôle-titre, Leonardo Cortellazzi confirme qu’il est aberrant de confier ce personnage à des ténors d’école allemande comme cela se pratique encore parfois : il faut ici un chanteur habitué au style italien, et possédant la vaillance nécessaire à donner à l’empereur toute son étoffe.
On souhaite qu’après cette entrée au répertoire de l’Opéra royal de Wallonie, cette impressionnate Clémence ne tarde pas trop à revenir à Liège.