Si on se donne un instant la peine de revenir sur les circonstances de l’éviction de Gérard Mortier de la direction artistique de Teatro Real, la reprise de cette Clemenza di Tito ne peut s’envisager sans un certain malaise. Sur son site, l’institution madrilène retrace la généalogie d’une production que Mortier avait montée lors de sa première saison à La Monnaie et qui, depuis, l’avait suivi presque partout : à Salzbourg, à Paris et à Madrid. Malade, affaibli et englué dans des querelles avec les instances directrices du Teatro Real, Mortier avait été sèchement licencié quelques mois à peine avant de s’éteindre. La presse dénonça une manœuvre d’une indignité morale rare, dans une profession qui pourtant n’est pas avare en bassesses. Plus tard, des proches du Belge – comme Christoph von Dohnányi et Sylvain Cambreling – imputèrent aux dirigeants madrilènes la responsabilité de son décès. « J’espère que les responsables de Madrid savent qu’ils l’ont tué », déclarait l’illustre chef allemand.
N’est-il pas remarquable que Mortier ait conservé à ses côtés, comme production fétiche, une œuvre qui n’est rien d’autre qu’une étude du pouvoir et de ses aléas ? Titus, trahi par ses plus proches courtisans. Mortier, en guerre avec Salzbourg, avec le public parisien, avec le conseil d’administration du Teatro Real. Quel parallèle vertigineux. Dans la mise en scène de Karl-Ernst et Ursel Herrmann, la dernière image est particulièrement saisissante : l’empereur gracie ses anciens amis mais sans leur pardonner. Quand on connaît sa mythologie mortierienne, on mesure ici à quel point la direction du Teatro Real a dû s’identifier à Sesto et à Vitellia, les félons de service.
En 1982, une génération de metteurs en scène d’opéra venait d’éclore ; une génération qui entendait donner un élan nouveau au genre, sans le dénaturer. Au milieu des pires inanités du regietheater – qui battait son plein – Chéreau, Bondy, Stein, Herrmann imposaient une esthétique aux parfums de renaissance : faire du neuf avec les éléments du passé. Trente-quatre ans après sa création – et à la faveur de quelques légers liftings – force est de reconnaître que cette production n’a pas pris une ride. Sans doute est-ce son classicisme et son respect militant des valeurs fondatrices de l’œuvre qui font qu’elle apparaît au public de 2016 aussi puissante et belle qu’au public de 1982. L’esthétique magritienne de Herrmann, son goût du détail – qui se manifeste dans la doublure ornementée d’un habit, dans l’apparition furtive d’oiselets –, ses décors profonds et solennels, ce brassage de dix-huitième et d’une modernité pastel ont admirablement passé le cap des ans.
© Javier del Real | Teatro Real
Dans la fosse, Christophe Rousset semble obsédé par la grâce de son protagoniste. Titus est un homme doux, désabusé, que la vilenie environnante ne parvient pas à désarçonner. En écho, le chef français déroule des tempi majestueux dans une clarté de timbres assez sensationnelle, tirant de l’Orchestre Symphonique de Madrid une éloquence qu’on ne lui connaissait pas. Il faut entendre comme l’architecture des ensembles est limpide, presque visible à l’œil nu, sans jamais rien perdre de son dramatisme ni de sa force.
Combien est attachant le Sesto de Monica Bacelli, artiste d’une rare intelligence et musicienne jusqu’aux fibres les plus infinitésimales de son anatomie. Comme son rapport au temps est haletant. L’Annio de Sophie Harmsen est lui-aussi de classe mondiale : belle voix richement timbrée sur tout l’ambitus et une masculinité d’une crédibilité rare. On sait à quel point Karina Gauvin est discrète à l’opéra ; la soprano québécoise ayant depuis longtemps trouvé son épanouissement dans les versions de concert. Son engagement total et censément physique dans cette production prouve à quel point sa place est sur les scènes, où ses fulgurances vocales n’ont pas fini d’impressionner. Qui, aujourd’hui, peut se targuer de chanter Vitellia avec une telle richesse d’harmoniques, vocalisant sans problème, assumant une tessiture parmi les plus ingrates du répertoire, jusque dans l’extrême aigu d’un trio où on la trouve étrangement à l’aise ? À l’applaudimètre, les rôles de méchantes sont chichement récompensés, comme l’est celui de Titus, campé par un Jeremy Ovenden en forme olympique, qui ne sacrifie ni la virtuosité de son rôle aux enjeux musicaux, ni sa musicalité aux traitres attraits de la virtuosité.
Gérard Mortier est mort. La première génération de metteurs-en-scène qu’il avait lancée est en train de s’éteindre comme une bougie courbaturée. Demeure – 34 ans plus tard – la trace d’un travail qui allait redéfinir l’opéra, lui redonner vie et lumière et qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de son éclat. Y adjoindre le talent de musiciens d’un tel calibre, c’est pérenniser son œuvre. Voilà qui est à porter au crédit du Teatro Real.