On a souvent fait reproche au livret de La Clémence de Titus de sa faiblesse dramatique. En plaçant tout l’opéra sous le signe d’une tragédie initiale, le départ de Bérénice (emprunté à la fin de la pièce de Racine), Denis Podalydès souligne la cohérence de l’œuvre et en exprime les contrastes : après les adieux de Bérénice à Titus et le silence qui suit ses derniers mots, la musique commence et prend le relais du texte parlé. Le drame humain est au premier plan, la dimension politique devient vaine agitation. D’emblée, Titus est las, solitaire. Il ne cessera ensuite de faire le deuil de l’amour, puis de l’amitié, avant de la rétablir par sa clémence. La mise en scène, déjà donnée en décembre dernier au Théâtre des Champs-Élysées (voir le compte rendu de Christian Peter), oppose la magnificence des boiseries et colonnes d’un immense palace à la faiblesse humaine. Au cours de ses épreuves, Titus aperçoit fugacement l’image de Bérénice, tout de rouge vêtue, derrière l’ombre d’un pilier. Parmi les belles idées de cette mise en scène, les décalages de rythme entre les mouvements au ralenti de la foule des courtisans et l’agitation intérieure des personnages principaux créent constamment une multiplicité de points de vue. À l’inverse, l’agitation des nombreux employés de l’hôtel pendant les moments d’émotion profonde creuse l’écart avec l’expression des affects. Les costumes de Christian Lacroix, en évoquant les années trente du XXe siècle, sont le signifiant d’un certain classicisme en accord avec les tentures et les divans du palace.
Superbement dirigée par le jeune chef David Reiland, la musique de Mozart est servie par le sens des nuances, la précision et la transparence de l’Orchestre Symphonique de Saint-Étienne Loire, qui met en valeur le timbre des instruments (alto, hautbois, clarinette, basson, cor de basset) dans un dialogue ou, selon les cas, une fusion très réussie avec les voix. Élodie Hache campe avec talent une Vitellia impressionnante, toute vibrante de rage, magistrale dès le premier récitatif, avant de briller dans l’air « Deh, se piacer mi vuoi », et maintenant jusqu’à la fin – pour le rondo « Non più di fiori » – la qualité de son chant. Titus imposant, Carlo Allemano joue un colosse au cœur brisé, remarquable de présence scénique et vocale – belle projection, diction impeccable, émission large qui suggère la générosité du personnage. En Servilia, la soprano Maria Savastano, convaincante et émouvante, met son timbre clair et sa voix homogène au service de l’audace confiante du personnage. Anna Brull se tire honorablement d’affaire dans le rôle d’Annio, tandis qu’Adam Palka donne au personnage de Publio la prestance et la fermeté vocale requises. Nous avons gardé pour la fin de cette présentation la mezzo-soprano Giuseppina Bridelli, dont l’interprétation de Sesto est éblouissante. Ménageant habilement une progression dans le jeu, tout d’abord relativement effacée, puis révélant sa passion dans le duettino « Deh prendi un dolce amplesso », le personnage ne cesse de prendre de la profondeur et de l’intensité, dans le chant comme dans le jeu scénique, avec des sommets comme le rondo « Deh per questo istante solo », exprimant toute la profondeur du désespoir mais aussi l’exaltation de l’amour et de l’amitié. Avec le Chœur lyrique Saint-Étienne Loire, que dirige Laurent Touche, on atteint à une forme de perfection à la fin de chacun des actes.
Dans toutes ses dimensions, visuelle, spatiale, vocale et instrumentale, cette représentation rend justice aux contrastes d’une œuvre qui se situe dans la dernière période des Lumières, remettant en cause la toute-puissance de l’entendement et comprenant la raison comme une sagesse intégrant la sensibilité, mais aussi les errances et le doute, tandis que le classicisme allemand se tourne à nouveau vers l’Antiquité pour y redécouvrir « la calme grandeur et la noble simplicité », magistralement illustrées par ce spectacle.