Yusif Eyvazov a fait couler beaucoup d’encre : « monsieur Netrebko », « pas au niveau », « nasillard » … Depuis sa rencontre avec le soprano russe et son irruption sur les plus grandes scènes internationales, force est de constater l’évolution qualitative du ténor azerbaidjanais. La technique est aujourd’hui solide, la musicalité intacte et l’engagement total. Reste un souci que nous évoquions cet été. Le couple se plait à se produire ensemble et comme c’est souvent Anna qu’on veut, Yusif Eyvazov se retrouve parfois dans des emplois dont il n’a pas tout à fait encore le format vocal, Calaf au premier chef (un « Vincero » ne fait pas tout). Entendu en retransmission depuis le Metropolitan Opera, Hermann dans La Dame de pique en revanche lui tombe avec évidence dans le gosier.
Confirmation sur la scène catalane où le ténor brûle les planches autant qu’il brûle de passion pour Lisa ou sombre dans l’obsession et la folie. Le timbre s’adoucit dans la prosodie russe et Yusif Eyvazov est aussi crédible en amoureux transi qu’en fou furieux. Son volume et sa projection vainquent sans mal l’orchestre de Tchaïkovski : le serment face à l’orage cloue le public sur son fauteuil dès la fin du premier tableau. Nuances et demi-teintes quand il faut parachèvent cette excellente incarnation. Face à lui, Sondra Radvanovsky a été remplacée par Lianna Haroutounian prévue initialement en deuxième distribution. Elle répond avec une même ferveur, assise sur un timbre opulent et rond sur toute la tessiture, qui sied à merveille à la jeune femme perdue dans sa passion. Son aisance vocale lui autorise les plus beaux éclats en même temps que de belles nuances dans les passages plus tendres. Elle conclut la grande scène et le duo du dernier acte d’une note longuement tenue où elle donne à entendre tout le désespoir agonisant de son personnage. La comtesse d’Elena Zaremba rejoint ce duo de choc : port de voix aussi altier que l’est la présence scénique ; fraîcheur du timbre aussi pour cette mezzo en fin de carrière mais au métier sûr. Rodion Pogossov propose un Prince Yeletski classieux, au timbre moins profond peut-être que d’autres basses. Le Tomski de Lukasz Golinski fait carton plein avec ses deux airs rondement menés, servis par le volume et l’humour nécessaires. Tous les autres rôles se révèlent très bien distribués – notamment la Polina mélancolique de Lena Belkina ou le Tchekalinski falot de David Alegret – et participent de l’excellence du plateau vocal réunis.
© A. Bofill
En fosse, Dmitri Jurowski peint chaque tableau de forts contrastes : rubati appuyés dans les grandes pages romantiques ou à l’inverse orchestre tendu comme un arc dans les moments dramatiques (ostinato des cordes, rythmique des timbales ou des cuivres). Il en ressort une direction éminemment théâtrale qui pour autant n’oublie pas son plateau et notamment les chœurs, excellents, homogènes mais masqués et dont l’impact n’est pas celui escompté.
A Paris on a oublié que Gilbert Deflo était l’autre côté de la pièce du mandat de Gerard Mortier. Peut-être à cause de son Bal masqué raté ou parce qu’on ne programme pas assez son délicieux Amour des trois oranges. Cette Dame de pique figure au répertoire du Liceu depuis 30 ans. Placido Domingo devait y chanter Hermann ; Kirill Petrenko l’aura dirigé lors de la dernière reprise en 2010. Fidèle à lui-même, le metteur en scène procède à une reconstitution historique somptueuse (ah, le lit de la comtesse ou son apparition dans une épaisse brume de scène !) à l’aide de décors horizontaux de fond de scène. Des costumes et lumières au cordeau complètent ces grandes fresques, auxquelles on ne peut guère que reprocher l’horizontalité permanente donnant l’impression que tous ces personnages avancent dans un long corridor sans autre issue que celle fatale qui les emportera tous. Surtout, cette fresque s’anime d’une direction d’acteur, qui, si elle reste conventionnelle, accentue la lisibilité des scènes et des rapports entre les personnages : un chausson et un écrin pour les solistes !