Le programme de salle de la Scala, très soigné comme toujours, propose une bio de Valery Gergiev, mais ne dit mot sur Timur Zangiev qui l’a remplacé. Quasi au pied levé, puisque cette production a été prise dans la tourmente de « l’opération spéciale » en Ukraine. Timur Zangiev, 27 ans, était l’assistant de Gergiev, il avait préparé l’orchestre à l’arrivée du maestro, qui n’est jamais arrivé, victime de ses compromissions avec le régime. L’orchestre avait apprécié le travail de ce jeune homme déjà rondelet et souhaité poursuivre avec lui. Chef en tout début de carrière qui n’a dirigé qu’à Moscou et St-Pétersbourg, il sera à l’applaudimètre le grand gagnant de ce spectacle, qui à part cela ne fera pas date (euphémisme). Occasion manquée pour une œuvre que la Scala monte rarement (au mieux tous les quinze ans, et, au cours du vingtième siècle souvent dans des productions importées du Bolchoï).
Mavlyanov © Brescia et Amisano
Néons, voilages et rideaux noirs
Il est des mises en scène qu’on critique pour leurs partis pris ou leurs aberrations. Au moins, on a quelque chose à se mettre sous la dent, mais que dire quand on ne peut que faire l’inventaire des pauvretés, des maladresses, des clichés ? Nous avions failli titrer cet article : « Une Dame de Pique fichue comme l’as de pique »…
Le premier acte est un festival : d’énormes panneaux de tubes néon (qui fera voter une loi interdisant à jamais les tubes néon sur scène ?), pour le tableau d’entrée (le Jardin d’été au printemps, on le rappelle), un chœur de nourrices toutes en noir comme des veuves corses (et comme les rideaux noirs qui inévitablement entourent le plateau), des nourrices que le metteur en scène ne sait pas diriger (il semble incapable de faire bouger les groupes, on le vérifiera au fil des actes), et donc les choristes chantent au public (d’ailleurs leur première intervention est assez désordonnée vocalement, ensuite le chœur sera au-dessus de tout éloge), un chœur d’enfants qui défile au pas, avant de se planter lui aussi face à la salle, tout ça démarre très mal….
Bientôt les néons disparaîtront pour être remplacés par des kilomètres de voilages, trouvés en soldes on suppose, pour évoquer, complétés par des flopées de gros coussins blancs, la chambre de Lisa, coussins sous lesquels Hermann s’enfouira (rires du public) quand surgira la Comtesse. Mise en scène de patronage sur la première scène d’Italie.
Au chapitre des afflictions décoratives, on ajoutera la chambre de la Comtesse : les grands panneaux auront pivoté une fois de plus, pour révéler un matelassage de velours noir assorti à celui du lit, rappelant un magasin de meubles cheap des années soixante-dix. Affreux.
© Brescia et Amisano
C’est en somme quand le plateau sera vide ou presque (ce presque désignant les nuages de fumée, incontournables bien sûr et providence des metteurs en scène en souffrance) que le drame respirera le mieux, grâce aux chanteurs, auxquels on va revenir.
Non sans avoir jeté un coup d’œil (consterné) sur la scène de bal au début du deuxième acte, traitée dans un esprit Folies-Bergère, avec femmes légères en perruque Louis XV, et chorégraphie olé-olé (le mot est désuet, à l’instar du concept), et kyrielle de choristes déguisés en marquis et marquises de comédie musicale. Tout cela mené par une silhouette en satin bleu ciel, représentant le Comte de St Germain, que l’on verra arpenter le fond de scène à divers moments pour rappeler l’aspect légendaire et fantastique de l’histoire racontée par Pouchkine.
Un mot encore pour évoquer des éclairages qui souvent éblouissent le public et qui bavent sur les balcons de la salle (effet voulu ou mauvais réglage, on se perd en conjectures), et d’ailleurs, pour en rester à cette « création lumière » hasardeuse, on se demande aussi pourquoi Tomski (Roman Burdenko, solide baryton) fait son grand récit, crucial puisqu’il raconte les « trois cartes » qui sont le nœud du drame, pourquoi donc il chante ce long passage sans être éclairé. Concept ou négligence ? Les projecteurs se portent alors sur un couple de danseurs en fond de scène qui en somme incarnent les amours fatales du Comte de St Germain et de la « Vénus moscovite ».
Gertseva © Brescia et Amisano
Enfin l’effusion lyrique
Il faudra attendre l’air de Lisa, « D’où viennent ces larmes ? – Otkouda éti sliozy », pour avoir le sentiment que les choses commencent vraiment. Première vraie grande effusion lyrique, et timbre de voix vibrant, charnel, troublant, émouvant surtout de sincérité et de musicalité à la fois, celui d’Elena Guseva * accompagnée par un orchestre frémissant. Et on aura le sentiment que par son engagement, cette manière d’entrer corps et âme dans la musique et dans le flot mélodique tchaïkovskien, elle entraînera ses camarades.
Jusqu’alors on avait trouvé qu’Hermann (Najmiddin Mavlyanov) cherchait sans succès sa ligne musicale, ténor un peu barytonant dont la voix semblait encombrée. Son premier arioso, « Son nom, je l’ignore, -Ia imièni niė znaïou », avait semblé passablement heurté avec des notes hautes un peu difficiles et son trilogue initial avec ses camarades Sourine (Alexei Bortnarciuc) et Tchekalinski (Evguenij Arimov) à l’emporte-pièce et manquant de cet esprit d’ensemble, qu’on pourrait dire mozartien puisque Mozart était la grande référence de Tchaïkovski.
D’ailleurs les ensembles pêcheront souvent par là, ainsi le quintette du premier acte qui met en présence tous les protagonistes de l’action.
Grigorian et Mavlyanov © Brescia et Amisano
Autant Timur Zangiev mène merveilleusement les préludes orchestraux, tant l’ouverture avec ses cuivres impérieux et la première apparition aux cordes du thème déchirant de l’amour de Lisa, que le prélude du quatrième tableau (celui qui conduira à la mort de la Comtesse) qu’il dirige sur un tempo souple, vif, mouvementé, caressant et galbé tout à la fois, ou que celui du troisième acte, soutenu, douloureux, avec des cors très ronds, autant il semble tenir en main moins efficacement les différents ensembles. Sous sa baguette on remarque notamment des cordes particulièrement soyeuses, et des bois singulièrement présents dans l’acoustique très claire de la Scala. Aux clarinettes, aux flûtes, Tchaïkovski demande souvent des contrepoints acides ou blafards, qui contrastent avec les suaves harmonies des cordes, et ce jeune chef ne les édulcore pas, ne cherche pas à les enrober, mais au contraire laisse s’exhaler leur âcreté ou leur désespoir.
Grandiose extravagance
L’autre protagoniste essentielle, c’est bien sûr la Comtesse. Si les premières interventions de Julia Gertseva n’avait pas été très marquantes, pour les raisons qu’on a dites à propos des ensembles, c’est peut-être qu’elle se réservait pour sa grande scène du 2, « Je crains de lui parler la nuit… ». En 2005, elle avait chanté sur cette même scène le petit rôle de Pauline. Elle y revient pour cette Comtesse au bord de la tombe (je parle du personnage) dont elle propose une incarnation hallucinée/hallucinante, quelque chose qui tient de la performance ou du happening. Personnage habité par sa vision telle une Pythie, gestes démesurés, danse de mort. Quand l’extravagance atteint de telles dimensions, à une telle hypertheâtralité, au-delà de tout réalisme bien sûr, on n’a plus qu’à se laisser fasciner. Cocteau avait trouvé l’expression « monstres sacrés » pour désigner certains grands prêtres du cérémonial théâtral. Cette courte scène tient de cela. Peut-on parler de chant ? Est-ce bien chanté ? Est-ce même chanté ? On ne se pose plus la question. On se laisse emporter, c’est tout.
Julia Gertseva © Brescia et Amisano
Les chanteurs sauvent le spectacle
Car telle est la difficulté de cet opéra. Les scènes à grand spectacle viennent y apaiser la tension insoutenable (il faut que ce soit insoutenable) des scènes les plus dures, une intrigue fantastique y percute une belle intrigue amoureuse dans la grande tradition opératique (le ténor aime la soprano qui doit épouser le baryton), et il faut que l’interprétation donne à chacun de ces épisodes un poids équitable de passion.
Et c’est ainsi qu’au fil de cette représentation, on vit la puissance de la musique emporter Hermann. Silhouette un peu balourde, fagoté dans un uniforme pas trop bien coupé, très « bon garçon » (ce qu’il était déjà dans Sadko), on le vit entrer dans le drame de son personnage (sans doute entraîné par sa Lisa) en même temps que la voix semblait s’ouvrir, s’éclaircir, et que les phrasés trouvaient enfin le legato qu’on attendait.
Parmi les rôles secondaires, on remarque le beau mezzo de Elena Maximova (Pauline) qui chante sa romance dans un sentiment intime assez prenant et la termine sur un la bémol terriblement vibré, il est vrai assez haut perché pour ce type de voix.
Lui aussi doté d’un seul air, mais très beau, rappelant celui du prince Gremine dans Eugène Oneguine, le Prince Eletski (Alexey Markov) possède une belle voix de baryton sombre. Si les notes hautes en sont un peu serrées, ce bel air belcantiste est porté avec classe et une grande dignité.
Tout petit rôle encore, celui de Macha, la femme de chambre : Maria Nazarova charme par un timbre lumineux et juvénile ; elle est aussi le soprano de l’intermède de Chloé et Daphnis, et n’a pas besoin de beaucoup de notes pour imposer sa présence vocale et sa musicalité.
Les deux amis et compagnons de beuverie d’Hermann, Sourine et Tchekalinski sont incarnés avec verve (en chargeant peut être un peu trop). Peut-être aussi que comme beaucoup des membres de ce cast, ils abusent un peu de ce vibrato qu’on concède de bon cœur aux voix russes.
Gertseva et Mavlyanov © Brescia et Amisano
Une fin bouleversante
C’est à partir du troisième acte qu’on sera saisi par la puissance du drame, et qu’on passera outre aux manques de la mise en scène pour se laisser porter par les voix. L’arioso de Lisa, « Ah, je suis à bout de forces et de souffrances -Akh, istomilas, oustala ia…», Elena Guseva le porte d’une voix très opulente et veloutée sur un tapis de clarinettes sinistres. Elle atteint là, seule en scène, à une grandeur tragique poignante. La deuxième partie de l’air montrera la force nouvelle que le personnage aura acquise, avant que l’entrée d’Hermann donne libre essor à un puissant duo, soutenu par des cuivres corruscants ; on les entendra aussi ardents l’un que l’autre, se transmettent la même mélodie dans un échange vibrant.
Mavlyanov © Brescia et Amisano
Au dernier tableau (salle de jeu avec néons, ç’aurait été dommage de s’en priver), on admirera le chœur très viril et particulièrement dru des conscrits avinés (le chœur de la Scala est d’une tenue et d’une cohésion légendaires), mais surtout le sommet de puissance auquel Najmiddin Mavlyanov parviendra, porté par la situation et par sa longue ascension vocale et émotionnelle. « Qu’est notre vie ? Un jeu -Tchto nacha jyzn ? Igra ! », chante-t-il dans un paroxysme d’ivresse et d’exaltation. A ce moment là, le ténor aura atteint à son maximum d’ouverture, de puissance, d’éclat. Et cette manière de libération d’un chanteur, qu’on aura suivie au fil du drame et de la représentation, ajoutera sa dimension humaine à cette soirée étrange.
*en alternance avec Asmik Grigorian
© Brescia et Amisano