En cette saison, à l’heure de la représentation, il fait plein jour. C’est la grande bleue qui nous accueille et une lumière dorée entre par les hautes fenêtres de la somptueuse salle Garnier. Pour la plonger dans l’obscurité en tirant les immenses rideaux avant l’arrivée du chef d’orchestre, on attend la dernière minute.
Assister dans ce haut lieu du jeu à La Dame de Pique est déjà en soi un événement. D’autant plus que soulignant la concordance entre les sources d’inspiration musicale et la psychologie romantique des personnages, le metteur en scène Guy Joosten a choisi de situer l’action non à l’époque prévue dans le livret mais à celle de sa genèse : le XIXe siècle de Pouchkine et celle de la construction de ce fastueux théâtre. Conséquences : suppression de l’intermède de la pastorale et resserrement du drame.
Après un manque d’enthousiasme initial, La Dame de Pique a été fiévreusement élaborée à Florence par un Tchaïkovski non loin de sa propre mort tragique. Anxiété excessive, ivresse amoureuse, appât du gain, conduisent inexorablement les protagonistes à la mort. Loin d’apaiser la tragédie, les moments de détente inspirés du folklore russe la tourne en dérision. Au conte fantastique de Pouchkine traitant d’une maladive obsession du jeu, Tchaïkovski a ajouté le désespoir romantique.
Grâce à l’attention accordée aux chanteurs, la symbiose entre la fosse et la scène est constante. Le jeune chef Dmitri Jurowski dirige avec précision des instrumentistes de qualité qui parviennent, à tous les pupitres, à rendre les couleurs et les subtils détails d’une partition contrastée comportant des motifs récurrents : celui des cartes, de la passion amoureuse et du destin de la Comtesse et où pizzicati, staccati et ostinatos fourmillent.
La distribution est dominée par trois interprètes dont la forte personnalité marque, à divers titres, leurs personnages. Sans doute l’un des meilleurs Hermann de sa génération, le ténor russe Vladimir Galouzine se montre surprenant de générosité vocale, d’engagement dramatique, de spontanéité et d’invention. La voix, souvent proche de celle d’un baryton n’est pas très séduisante, mais cet admirable chanteur-comédien exprime à merveille les multiples facettes de ce héros ambigu.
Dans une prise de rôle, autre monstre sacré : Ewa Podleś. Son contralto à nul autre pareil n’est guère sollicité ; elle s’attache ici à exercer, dans une langue qui lui est familière, ses talents d’actrice : autorité innée, sens des nuances du texte, présence magnétique. Après la fameuse scène pivot où la comtesse se revoit, au temps de sa jeunesse de Venus moscovite, chantant devant le roi de France une romance empruntée à Grétry (fi de l’anachronisme !) elle est soudain terrifiée par l’arrivée d’Hermann dans sa chambre. Sachant que cela la tuerait, elle refuse obstinément de lui dévoiler les trois cartes gagnantes. Avant de pouvoir obtenir satisfaction, il la fait accidentellement mourir de peur. Le face à face Galouzine – Podleś est d’anthologie !
Parmi les jeunes chanteurs, une révélation : la basse russe Dmitri Oulianov qui interprète le Comte Tomski. Timbre somptueux, superbe projection, excellent phrasé, physique avantageux, comédien en diable. Avec de telles qualités, il tire le maximum de ses deux grands airs.
Dans le prince Eletski, le baryton canadien Jean-François Lapointe s’acquitte de sa partie avec son élégance habituelle. Il chante tout à fait agréablement le fameux air « Ya vas lyublyu » et mène avec dignité l’ultime partie de carte qui amènera le suicide du héros devant la table de jeu.
Assez froide au début, la soprano néerlandaise Barbara Haveman s’échauffe peu à peu. Le phrasé et surtout l’âme russes lui font défaut et la voix est assez fade. Dans les duos avec Hermann, son chant aux aigus criés peine à être à la hauteur de son partenaire. Mais, prise en étau par une extraordinaire suggestion de l’eau du fleuve qui va l’engloutir, le moment où elle se jette de désespoir dans la Neva est l’un des temps forts visuels et émotionnels de la soirée.
Afin de goûter pleinement son charmant air, on aurait préféré pour Pauline, interprétée par Svetlana Lifar, une voix plus chaude et un tempérament plus primesautier. Les autres rôles sont tous bien chantés et joués avec talent. Si les choristes et chanteurs non familiers de la langue russe sont nécessairement moins à l’aise, l’ensemble demeure suffisamment cohérent.
La fluidité des changements de tableaux, la lisibilité des intentions du metteur en scène, les glaces ternies délimitant et démultipliant l’espace, le travail sur les lumières selon les changements de lieux et d’atmosphères, les costumes d’une élégance recherchée, la justesse des mouvements… Tout concourt à la vérité par une caractérisation fouillée de chaque personnage. La scène de la révélation des trois cartes par le spectre de la comtesse surgissant parmi les mortes masquées à sa ressemblance est d’une simplicité et d’une efficacité remarquables.
Cette production, importée de l’opéra des Flandres, trouve au casino de Monte-Carlo — Il a vu défiler bien des Hermann et des Comtesses ! — un cadre en parfaite adéquation. Quand de surcroît les effets de miroirs abondent, tant dans le dispositif scénique que dans la dramaturgie, cela devient fascinant.
En sortant du théâtre, il eût été amusant de demander aux croupiers si le secret des trois cartes avait pénétré jusqu’aux tables de jeu. En tous cas, le public n’a pas été avare d’applaudissements pour ce spectacle d’exception.
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