La Damnation de Faust à Bordeaux est de ces spectacles où un défaut vire à la qualité unique. On en prend plein les oreilles dans l’auditorium de Bordeaux, voire un peu trop : on sort à l’entracte un peu sonné. La disposition de concert avec les chanteurs devant l’orchestre et les chœurs en surplomb, combinée à la taille modeste de la salle font que le volume sonore sature. Dans ces conditions, les chanteurs sont souvent couverts et doivent forcer pour tenter de rivaliser avec chœur et orchestre.
Mais à compter de la course à l’abîme, ces excès deviennent un atout. Rarement en effet aura-t-on entendu pareil galop, des percussions aussi crucifiantes, des cuivres aussi tonitruants. On vit toute l’horreur de la damnation, les gémissements des cordes, les cris stridents, c’est proprement terrifiant ! Le salut de Marguerite est bienvenu pour nous faire revenir à nous avant un tonnerre d’applaudissements.
L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine fait montre de beaucoup d’éclat. Sous la houlette de son directeur musical, Paul Daniel, tous les pupitres sont à l’honneur, rivalisant de virtuosité. Si l’on met de côté le galop infernal, on trouvera parfois les tempos un peu retenus (marche hongroise trop peu martiale ou « D’amour l’ardente flamme » manquant d’emportement) mais la performance et la cohérence globale sont à saluer.
Les chœurs de l’Opéra National de Bordeaux dont les effectifs ne sont pas suffisants pour cette œuvre exigeante doivent recevoir le renfort du Chœur de l’Armée Française et de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine. S’ils ne manquent pas d’impact sonore (on ne reviendra pas sur leur performance en chœur des démons et damnés), on note des décalages importants avec l’orchestre notamment dans le chœur des Buveurs. Surtout les moments plus élégiaques manquent quelque peu de transparence.
Quant aux chanteurs, leurs bonheurs sont divers, particulièrement du fait de qualités de diction, essentielles dans ce grand poème lyrique et symphonique, fort contrastées. A commencer par la Marguerite de Géraldine Chauvet dont le joli mezzo pourrait séduire par sa fraîcheur si ce n’était que l’on ne saisit pas un traître mot de ce qu’elle chante : si l’on ne connaît pas le livret par cœur il faut impérativement se référer aux surtitres. Son chant où les consonnes semblent bannies disqualifie cette Marguerite qui manque par ailleurs de fougue dans son « D’amour l’ardente flamme ».
Éric Cutler, même s’il n’est pas francophone, délivre une performance bien plus satisfaisante sur ce plan. Malade et remplacé deux jours avant par Michael Spyres (ce qu’on peut appeler une doublure de grand luxe !), le ténor américain ne semble pas diminué, si ce n’est, peut être, une gestion de l’aigu et de la voix mixte moins souple qu’habituellement. Son invocation à la nature n’en est pas moins grisante.
Mais sur le plan de la diction c’est Laurent Alvaro qui l’emporte haut la main. Avec lui le surtitrage est inutile, on saisit le moindre mot sans effort. Son Méphistophélès séduit par ailleurs par sa franchise d’émission et de belles couleurs automnales. Mis à part quelques aigus un peu tendus où le timbre semble se feutrer, on tient là un diable admirable de rouerie et de noirceur. Enfin, Frédéric Goncalves (Brander) ne démérite pas dans sa chanson du rat, malgré un registre grave un peu étouffé.