À l’occasion des commémorations du centenaire du décès du prince Albert Ier, l’Opéra de Monte-Carlo rejoue son histoire. C’est sans mise en scène que La Damnation de Faust est donnée lors de sa création à l’Opéra-Comique le 6 décembre 1846. Après l’enthousiasme vite essoufflé de son premier accueil, l’œuvre se fait peu à peu une place dans le répertoire. Durant une cinquantaine d’années, elle sera jouée de plus en plus régulièrement mais toujours selon des modalités qui rapprochent cette « légende dramatique » d’un oratorio. Ce n’est qu’en 1893 que Raoul Gunsbourg, tout fraichement nommé directeur de l’Opéra de Monte-Carlo par Albert Ier, décide de porter l’œuvre à la scène (Berlioz est alors décédé), posant ainsi les jalons d’une longue tradition qui fit de cette œuvre l’un des « opéras » phares du romantisme français. Si la partition contient quelques indications dramatiques (comme la partition de L’Enfance du Christ, du reste), ces dernières sont sans doute avant tout destinées à l’interprète et il est loin d’être établi que Berlioz entendait voir l’œuvre portée sur les planches. Mais que vaut la volonté (supposée) d’un compositeur (décédé) face à une œuvre dont la force expressive semble ne pas connaître de limites claires ?
© Alain Hanel
La mise en scène proposée par Jean-Louis Grinda n’excède pas les limites apparemment assignées par le livret. La lecture est très littérale et les choix esthétiques n’ont rien d’innovants (ce qui peut certes, selon les sensibilités, constituer ou non une qualité). L’accent est mis sur l’aspect psychologique de l’histoire, manière de souligner certains traits de caractère des personnages. Faust est d’abord comme hors du monde : le réel est vaporeux, un tulle sépare le personnage de la vie active. La musique opère la jonction entre les mondes psychique et physique. À cet égard, avant d’être jeté dans le réel par Méphistophélès (et, dès lors, avant d’être confronté à l’amour, à la mort et à la question du salut), Faust se tient devant la fosse. Statique, il est un triste monde à lui seul. Ce n’est qu’après avoir accepté de se confronter à la vie que, sur le plan scénique, le tulle se lèvera et que Faust franchira la fosse : « Partons donc pour connaître la vie. Et laisse le fatras de la philosophie ». Le même procédé sera mobilisé tout au long du spectacle : lorsque Méphistophélès (qui n’est pas moins étranger au réel que Faust) manipule la réalité – par exemple en faisant danser les petits sylphes qui sont comme ses marionnettes – ou lorsqu’il accomplit son dessein (entreprise par définition encore inexistante) c’est encore devant la fosse qu’il se place. La mise en scène assume un côté kitsch qui, au premier abord, peut agacer mais qui, lorsque cet aspect atteint son paroxysme, laisse – très paradoxalement – entrevoir le sublime : quand Margueritte est sauvée, les damnés et les démons brandissent un crucifix lumineux (type led blanc) et cette image, qui devrait être comique tant elle est ridicule, forme un tableau profondément émouvant. C’est la fragilité de la condition humaine et la complexité contradictoire des sentiments qui est exprimée dans cette ultime scène où l’on pardonne à une femme parce qu’elle a beaucoup aimé. C’est l’humanité entière qui est contenue dans ces bondieuseries lumineuses.
L’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, emmené par Kazuki Yamada, offre de magnifiques contrastes de couleurs. L’attention aux timbres et à la sonorité de chaque pupitre est – comme l’exige d’ailleurs la partition – extrême. L’engagement, toutefois, n’est pas total et on reste parfois frustré face à une direction qui ne va pas jusqu’au bout de ce que demande la musique. Le Faust de Pene Pati est, comme le veulent la mise en scène et le personnage revu par Berlioz, alternativement en retrait ou pleinement engagé. La projection est sûre, la voix claire et puissante, parfois un peu nasale. La diction est parfaite et rend le surtitrage superflu. L’interprétation est juste mais à certains moments peut-être trop peu nuancée. Faut-il être martial dans le duo de la troisième partie ? Faut-il s’engager en voix de poitrine vers le do dièse du début de ce duo, point culminant de la partition du ténor (j’ai noté : « encore, plein pot ») ? Aude Extrémo offre, quant à elle, une Marguerite sensible dotée d’une voix très large, pleine de couleurs et d’harmoniques (sans que cela ne donne l’impression d’un trop-plein de vibrato). Les graves sont parfois un peu écrasés mais toujours bien présents. On ne doute pas que l’abondance de ports de voix relève d’un choix d’interprétation – bien légitime chez Berlioz. Peut-être auraient-ils toutefois gagné à être distribués avec plus de parcimonie ou exécutés avec moins de conviction. Le Méphistophélès de Nicolas Courjal est vif. La projection est incisive mais la noirceur du personnage n’y est pas. C’est un Méphistophélès plus humain que démoniaque, ce que le livret sous-tend néanmoins (Méphistophélès n’est, finalement, pas moins fragile que Faust. Existe-t-il sans sa victime ?). Les aigus sont un peu serrés et la diction reste perfectible. Ne soyons toutefois pas mesquins, c’est quand la distribution est de très haut vol qu’on chipote sur des détails. Frédéric Caton campe un Brander efficace. La voix céleste de Galia Bakalov et le Chœur d’enfants de l’Académie de musique Rainier III subliment l’épilogue.
© Alain Hanel
Si la tradition de la Damnation mise en scène ancre ses racines à Monaco, on regrette qu’elle n’ait pas trouvé ici un nouveau souffle. Peu de Course à l’abîme sont convaincantes sur le plan scénique. Ici, c’est une projection et un voyage en chariot minier qui a certes le mérite de différer des sempiternels chevaux noirs mais qui partage avec ce procédé les mêmes défauts : longuet, attendu, un peu kitsch. On évitera toutefois l’écueil fataliste qui consisterait à dire que la musique est irréductible à toute mise en scène (car telle n’était pas la volonté du compositeur). Il y a des exemples de coups de génie. C’est pour cela qu’on continue d’assister avec passion aux représentations. Il y a une partition somptueuse servie par des interprètes de premier ordre. C’était bien le cas à Monte-Carlo le 16 novembre dernier.