Acclamée lors de l’enregistrement public à Strasbourg, plusieurs fois primée, la version intégrale des Troyens dirigée par John Nelson pour Warner Classics appartient désormais à l’histoire. Deux ans après, on prend les mêmes (en moins nombreux) au même endroit et on recommence. Avec le même succès ? L’avenir seul le dira mais à voir le public à la fin du concert applaudir debout musiciens et chanteurs, à en juger surtout au long silence qui accueille les dernières mesures avant que la salle ne se répande en clameurs, une manche est déjà gagnée.
Le premier artisan de ce triomphe est John Nelson, berliozien de longue date (on aime rappeler qu’il fit ses débuts au Met en 1974 en remplaçant Rafael Kubelik au pied levé dans Les Troyens), démiurge à la tête d’une phalange – l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg – qu’il connaît bien pour l’avoir souvent pratiquée et dont il use comme d’un orgue gigantesque, du frémissement au grondement assourdissant. Les chœurs, en nombre pléthorique, participent à l’orgie sonore avec, là aussi, une recherche constante de couleurs originales, que ce soit à travers une fugue nasillée plus que de raison ou, lors de l’apothéose finale, le placement des jeunes chanteurs de la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin au centre de la salle. Cette quête effrénée de sons, ajoutée au sureffectif instrumental, surlignerait la dimension symphonique de la partition si elle n’en perdait jamais de vue les enjeux dramatiques et si elle n’était habitée jusqu’en ses recoins les plus inconscients par des interprètes entièrement acquis à la cause berliozienne.
© Grégory Massat
Seul étranger à l’aventure des Troyens, Alexandre Duhamel ne fait qu’une bouchée de la chanson du rat en dépit d’une écriture aux modulations hardies. De la bestialité, oui mais dans toute sa splendeur, comme s’en amuse Méphisto. Dommage que Berlioz n’ait pas concédé davantage à Brander.
Marguerite n’est peut-être pas le meilleur rôle de Joyce DiDonato. La voix par son ampleur, son magma, se prête moins à la modestie d’une jeune fille qu’elle ne remplissait il y a deux ans les conditions tragiques exigées par la reine de Carthage. Mais la mezzo-soprano américaine sait discipliner un large vibrato pour donner à saisir la candeur rêveuse de Marguerite, le temps d’une chanson gothique déroulée en un long murmure, comme une pensée douce et profonde. Même si un ténor autrement dramatique en attiserait mieux les braises, le duo d’amour brûle d’un feu vif quand, en ce brasier démesuré allumé par John Nelson, l’ardente flamme de la romance paraît paradoxalement manquer d’ardeur.
Peut-être faudrait-il plus de clarté dans la diction, moins d’étoffe dans la robe, pour mieux s’opposer au Faust possédé de Michael Spyres et aux ténèbres dessinées d’un fusain subtil par Nicolas Courjal. Désormais rompu aux rôles de diable, la basse française ne cède pas à la tentation écarlate et fourchue de la caricature. Son Méphistophélès use avec gourmandise d’un texte dont il se plaît à répandre le poison. Les difficultés du rôle ne sont pas tant vocales que théâtrales et le portrait maléfique auquel parvient Nicolas Courjal en pliant sa voix aux sortilèges des mots, continuera longtemps de briller d’une lueur inquiétante dans la nuit de notre mémoire.
Seul Michael Spyres peut rivaliser avec un démon de cette envergure. Lutte inégale, ne serait-ce que par les impératifs du drame, mais combat titanesque auquel le ténor américain se livre jusqu’à l’épuisement. En communion entière avec un rôle dont on sait l’amour qu’il lui porte, toujours debout sans partition, mieux qu’habité pénétré par la musique au point d’en refléter par l’expression du regard ses plus intimes intentions, Michael Spyres replace Faust dans une perspective trop souvent déviée de sa trajectoire romantique par des ténors dramatiques. L’usage de la voix mixte est seul capable de résoudre les impossibles aigus semés par Berlioz de ci de là avec ce qu’on a pris parfois pour du sadisme quand il ne s’agissait que d’un acte d’allégeance à Rossini. Cette maîtrise de la grammaire Rossinienne se double chez Spyres d’une articulation parfaite et, au-delà de la prononciation, d’une identification troublante au personnage. L’Invocation à la nature accuse les limites d’un tel investissement. Si les murs tremblent, ils ne cèdent pourtant pas. La chute de Faust damné s’accompagne d’un cri à glacer le sang – celui de l’ange (déchu) nécessaire à la jouissance de l’amateur d’opéra selon Michel Poizat ? La voix se casse et c’est en larmes que le ténor, terrassé par une émotion contagieuse, reçoit les acclamations du public. Sortie de l’enregistrement prévue l’automne prochain.