En ce cent-cinquantième anniversaire de la mort de Rossini, nombre d’évènements ont été programmés à travers le monde pour rendre hommage au compositeur. Que des rossiniens patentés, croisés chaque année à Bad Wildbad et à Pesaro, aient jugé bon de venir d’outre-Rhin jusqu’à l’opéra de Marseille pour assister à La donna del lago en version de concert permettra peut-être d’apprécier l’importance de cette participation à sa haute valeur. Car choisir cette œuvre ne relève pas de la facilité : non seulement elle réclame un quatuor de solistes des plus doués, mais Rossini y a exploité l’espace, scène et coulisses, pour créer des effets sonores inédits. Le relever amène aussitôt à reconnaître que la disposition des chœurs en fond de scène ne permet pas une reconstitution optimale des intentions du compositeur. Alors, ajoutons que les instruments actuels sont certainement plus puissants que ceux de l’époque de la création, et que le diapason actuel est nettement plus élevé, deux facteurs qui ne sont pas en faveur des chanteurs. C’est dit, cette Donna del lago n’est pas philologique. Mais même à Pesaro elle ne l’est pas !
Concentrons-nous donc sur l’admirable résultat atteint, grâce aux talents judicieusement rassemblés. Scrupuleusement, l’exécution ne sacrifie aucune scène de celles que l’on trouve dans l’édition critique. Ainsi les personnages subalternes de Serano et Bertram, trop souvent supprimés, et d’Albina, la suivante d’Elena, jouent leur rôle : ils commentent une situation, ou ils annoncent un évènement, et leurs dires éclairent les personnages qu’ils servent. Leur dévouement révèle leur loyauté mais du même coup la valeur morale d’Elena et de Giacomo. Ils sont interprétés respectivement par le ténor Rémy Mathieu et la soprano Hélène Carpentier, qui exploitent au mieux ces utilités et font apprécier la netteté de leur timbre et la qualité de leur projection.
Dans le contexte d’un conflit politique le roi d’Ecosse est venu combattre les chefs de la rébellion. L’un d’eux est un homme fait qui fut jadis son précepteur. Nicolas Ulivieri prête sa voix de basse et sa prestance à ce père prêt à sacrifier sa fille à ses intérêts, selon un modèle fort ancien dont le frère de Lucia di Lammermoor sera un avatar. Est-ce une impression fausse ? Si son air a le mordant et l’âpreté nécessaires, l’émission nous a semblé d’abord manquer de clarté et de souffle. L’allié auquel il veut donner sa fille apparaît d’abord, qu’on nous permette l’expression, comme un « fort en gueule » qui se révèlera capable de préciosités conventionnelles et finalement assez psychologue pour deviner ce qu’Elena veut lui cacher. Son entrée préfigure celle de Maometto secondo, en chef de guerre célébré par ses troupes. Hérissée de suraigus et campée sur des sauts d’octave, elle réclame étendue et punch, alliés cela va sans dire à la souplesse constitutive de la musique rossinienne, et qui permet de passer du staccato au legato avec la même impression de facilité. Enea Scala ne chante probablement pas comme Rossini l’aurait souhaité, car il est indéniable qu’il chante souvent en force. Mais de la force, il en a, et suffisamment pour que la perception de l’effort ne gâche pas le plaisir de l’exploit vocal, et il est assez maître de son art pour que la performance en soit l’éclatante manifestation.
Karine Deshayes et Nicola Ulivieri
A ce personnage de ténor héroïque, macho et probablement bodybuildé – pour qui se souvient de la mise en scène de Ronconi – s’oppose le souverain aux sentiments délicats. Ce cœur inflammable qui s’éprend illico de la dame du lac se révèlera aussi noble de conduite que de naissance, et, nouveau Titus, atteindra au sublime lors du final. Dans sa scène initiale il découvre la beauté tant vantée et il exprime son transport à grand renfort de suraigus dont l’abondance correspond à sa surexcitation. Mais doit-il les chanter en laissant percevoir l’effort ? Non, puisqu’il est rossinien. Est-ce notre imagination, ou bien Edgardo Rocha a-t-il tenu compte de la puissance d’Enea Scala et cherché à se poser en émule ? Est-il nécessaire de faire de l’éblouissement du roi une effusion de testostérone ? Commencer d’emblée à ce niveau de puissance est peut-être une imprudence, car certains suraigus frôlent alors le nasal, impression auditive qui disparaîtra quand la voix sera complètement chauffée. C’est un peu dommage, car si le personnage de Rodrigo est planté dans la terre, celui du roi est beaucoup plus aérien, selon les catégories anciennes où l’aérien est proche de Dieu. En revanche dans l’air fameux du deuxième acte « O fiamma soave » qui réclame un contrôle extrême des nuances, le chant du ténor s’épanouit à son meilleur, vraiment délectable.
Le souverain doit s’effacer devant celui qu’Elena a déclaré aimer et auquel elle ne cessera de se référer, n’en déplaise à ceux qui voudraient la rendre amoureuse du roi. Le personnage a été conçu par Rossini pour Rosamunda Pisaroni, définie comme contralto. Est-ce pour cela que Varduhi Abrahamyan cherche à plusieurs reprises des graves qu’elle écrase laidement ? Nous avons assez dit à d’autres reprises combien ses qualités vocales nous séduisent pour regretter ce parti pris, qu’elle ne s’était pas autorisé dans sa prise de rôle à Pesaro. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, la souplesse, l’agilité, l’étendue dans la tessiture de mezzosoprano qui est la sienne, elle est toujours maîtresse de ses atouts et grâce à sa fréquentation du personnage parvient à le faire vivre autant qu’il est possible.
Elena, la dame du lac, incarne la femme idéale : non seulement elle est belle, mais elle a toutes les vertus de son sexe. Pudique, fidèle, serviable, réservée mais capable de passion, honnête, déterminée et courageuse, elle remporte à la fin la palme et Rossini lui donne un grand air conclusif pour sceller son triomphe. Parmi tous ces adjectifs, seule Karine Deshayes pourrait dire ceux qu’elle s’attribue. Une chose est sûre pourtant : le triomphe d’Elena a été le sien, après l’étourdissant morceau de bravoure où elle brille de tous ses feux dans ce répertoire qu’elle conquiert patiemment. Un bruit de couloir avait évoqué un reste de bronchite qui refusait de la quitter, et cela expliquait un début qui nous semblait prudent, avec une sorte d’économie du son en prévision de l’épreuve tout entière. Que l’hypothèse soit fondée ou non, cette réserve interprétée comme une rétention collait en tout cas parfaitement avec le personnage, car au fur et à mesure qu’il nous semblait que l’assurance de la chanteuse augmentait, la projection s’étoffait, le personnage s’affirmait, en Ecossaise fière de ses traditions, en hôtesse rappelant son statut à l’invité, en jeune femme déjà engagée coupant court à des propositions galantes. D’aucuns ont soutenu que les personnages de cette œuvre n’existent pas. L’Elena de Karine Deshayes leur apporte un évident démenti.
Il faudrait évidemment rendre compte de la réussite sans nuage des ensembles, du plus simple au plus complexe : duos Elena-Uberto, Elena-Malcolm, trios Rodrigo, Elena, Uberto, et les deux finales, et souligner la part qu’y prennent les chœurs, très bien préparés et à la vigilance entière. Mais sans doute est-il temps de rendre hommage au chef d’orchestre qui a su tenir ensemble tous les fils et organiser la tapisserie. Collaborateur dès ses débuts d’Alberto Zedda, José Miguel Pérez-Sierra s’est abreuvé aux meilleures sources pour connaître et comprendre Rossini, qu’il dirige assidûment, en particulier à Bad Wildbad depuis plusieurs années. Il semble s’être attaché à accompagner les chanteurs dans ce mélange de rigueur et de souplesse qui les aide à donner le meilleur d’eux-mêmes, sans rien sacrifier des caractéristiques de l’orchestration, que Rossini avait particulièrement soignée en dépit de la pression à laquelle il était soumis en raison du calendrier. Les couleurs particulières voulues par le compositeur, comme la harpe pour le chant des bardes, les trompettes en coulisse, les percussions, le chant de la clarinette, le retour d’une mélodie comme un leitmotiv, les résolutions rapides et gracieuses qui semblent venues de Mozart, en ne négligeant rien le chef révèle toutes les beautés de la partition. Les airs au complet, avec les reprises et des variations, que demander de plus ? A la fin de l’œuvre, le chœur célèbre la paix et le bonheur en souhaitant que brille enfin la bonne étoile. La donna del lago entre au répertoire de l’Opéra de Marseille sous d’excellents auspices !