Déconstruire un opéra est un mal parfois nécessaire pour éperonner une œuvre empesée par les conventions de son époque. À Bordeaux après Bergame en début de saison, Valentina Carrasco aborde par le versant moraliste La Favorite dans sa version française originale et intégrale – ballet inclus.
A la rigueur religieuse incarnée par Fernand s’oppose la liberté de mœurs supposée prévaloir au XIVe siècle dans une Espagne sous influence maure. Léonor devient reine d’un harem constitué des anciennes favorites, d’un âge situé autour de la septentaine dans un souci d’inclusion. « Dans notre société, les plus de 70 ans disparaissent de la sphère publique », explique la metteuse en scène, « Il s’agit d’une discrimination envers nous-mêmes, envers ce que chacun d’entre nous, au mieux, est ou sera un jour ». Indépendamment du discours dans l’air du temps, le parti pris confère une légitimité dramatique au ballet, transmuté en « performance théâtrale » (les anciennes favorites se préparent en attendant la visite du roi). D’une durée de plus de vingt minutes au centre d’un opéra d’une longueur déjà respectable, le numéro semblerait sinon accessoire. Les figurantes, recrutées in loco, font souffler un vent de fraîcheur sympathique sur le plateau. Mais l’absence de danseurs, justifiée à Bergame, déconcerte à Bordeaux, un des rares opéras de France à être doté d’une compagnie de ballet.
La mise en scène se caractérise par sa lisibilité dans des costumes et décors qui ont le mérite de la cohérence. Leur esthétisme est laissé à l’appréciation de chacun (à Bergame, notre confrère Maurice Salles les avaient jugés « peu séduisants » ; nous serions moins sévère).
© Eric Bouloumié
Comme souvent les soirs de première, la représentation veut un surcroît de temps pour prendre ses marques. Paolo Olmi dirige un Orchestre National Bordeaux Aquitaine plus à son avantage dans les virevoltes du ballet qu’auparavant dans un prélude aux audaces symphoniques exprimées à coup de boutoir. Idem pour le chœur. Aux attaques hésitantes des premières interventions succèdent des ensembles d’une architecture irréprochable. Sans brutalité ni excès de lyrisme, la direction musicale assure le périlleux équilibre des volumes, les dimensions modestes de la salle imposant de mesurer les décibels.
L’emploi de chanteurs français dans les seconds rôles est un atout dont ne pouvait se prévaloir Bergame, même si Sebastien Droy est un Gaspard trop débonnaire et Marie Lombard, premier prix jeune espoir du concours de l’Opéra Grand Avignon, une Inès trop frêle. De Balthazar, Vincent Le Texier possède la maturité bienveillante du père supérieur, au détriment de l’imprécateur pris en défaut de puissance dans le finale du troisième acte.
Déjà Léonor à Bergame, appelée à Bordeaux en remplacement de Varduhi Abrahamyan, Annalisa Stroppa prête au rôle une voix claire aux reflets métalliques, idéale dans l’éclat mais moins adaptée à la sensualité sulfureuse de la favorite du roi. Si la prononciation du français semble en progrès, l’insuffisance du grave se ressent à plusieurs reprises, notamment dans la cabalette de son unique air « Ô mon Fernand », sans cependant entamer la crédibilité de la composition. La sincérité finit par emporter l’adhésion.
© Eric Bouloumié
Florian Sempey empoigne Alphonse XI avec sa franchise coutumière. Son baryton héroïque, souple et long, a tôt fait de régler son compte au roi d’Espagne, dût la complexité du personnage passer à la trappe d’un chant trop affirmé. Seul le duo avec Léonor au deuxième acte appréhendé à mi-voix laisse entrevoir le visage sentimental du souverain en proie à des sentiments ambivalents.
En Fernand, Pene Pati trouve au contraire matière à faire assaut de nuances. L’ingénuité amoureuse sied au ténor samoan. Son interprétation du jeune novice soulève le même enthousiasme que Roméo la saison dernière à l’Opéra Comique, en dépit d’une justesse parfois approximative et d’une impression de fragilité, paradoxale au regard de cette voix colossale. Même justesse scénique, même naturel, même qualité de diction française, mêmes aigus en forme d’uppercut, même rayonnement d’un timbre solaire, et mêmes demi-teintes délectables avec quelques effets mémorables, tel ce diminuendo dans la romance « Ange si pur » pour lequel nous serions prêt à céder la moitié de notre royaume, si l’on était roi.