Une Fille du régiment sous les tropiques au lieu des Alpes bavaroises ? L’idée paraît singulière, puis elle s’explique quand on apprend que la Fondation Donizetti s’est associée au Teatro Nacional de Cuba pour une coproduction. L’œuvre aurait été créée à La Havane au temps où le français était la langue de la bonne société. C’est un sujet de discussion ancien et malheureusement toujours d’actualité : est-il moralement acceptable de collaborer avec les instituions d’un régime qui, à les en croire, opprime les artistes rétifs à lui servir de caisse de résonance ? A ceux qui s’y refusent absolument d’autres répondent que si l’on veut que les choses changent il faut créer les occasions de rencontre, pour que la liberté extérieure finisse par éroder la rigidité dogmatique.
Reste que ces collaborations sont toujours exploitées par le régime pour exporter son idéologie, et les décors en sont ici le support soft, avec ces foulards rouges et ce pionnier séduisant dont le chapeau et l’étoile rappellent un célèbre compagnon de route de Fidel Castro, mais pas trop pour que le souvenir de la dégradation de ses liens avec le régime ne devienne embarrassant. On notera aussi les modifications des textes parlés, qui font des possédants d’odieux contrerévolutionnaires prêts à toutes les vilenies pour soustraire leurs richesses à la redistribution et comploter ainsi contre les conquêtes sociales. Enfin on s’interroge : la marquise et la duchesse ont beau soutenir le contraire, il semble qu’elles ont cherché à transiger avec les militaires et qu’elles ont réussi. Transiger, transaction, cela sent la corruption partagée. Une distraction de la censure ?
La leçon de chant (Sulpice, Marie, la marquise) © Gianfranco Rota
Le parallèle établi entre le régiment d’élite de la garde impériale et celui des barbudos contre Battista se tient-il ? En 1805, le général de la République Bonaparte a été englouti par l’empereur Napoléon. Le discours sur le rôle libérateur des armées françaises reste pourtant le même. Il va durer encore dix ans, jusqu’à ce que « l’aigle » ou « l’ogre », comme on voudra, ait perdu la bataille. A Cuba cela fait soixante ans que les discours sont les mêmes et le pouvoir appartient toujours au même clan.
Cela posé, revenons au spectacle. Créé d’abord à La Havane, il en porte la trace avec l’introduction dans le dialogue d’interjections, de jurons et de périphrases en espagnol. On a beau imaginer la saveur dont ces insertions relèvent le français pour ceux qui ne le comprennent pas, on espère qu’ils admettront que pour ceux qui le comprennent la réception soit différente et qu’ils les trouvent moins drôles que l’original. Autre trace, l’intervention d’un percussionniste cubain qui ponctue de temps à autre l’action. L’incursion est assez brève pour qu’on y résiste mais on n’en voit pas, pour un public familier de l’œuvre, ni la nécessité ni le bénéfice. On applaudit en revanche sans réserve l’engagement avec lequel les artistes font le travail et émaillent leur discours de ces expressions hautes en couleur. Haut en couleur aussi est le décor du premier acte, la nature exotique, la canne à sucre, et ces fresques fleuries peuplées de héros. Au deuxième acte, chez la marquise, le blanc et le noir auront peut-être la valeur d’un signal : cette femme et son monde sont aux couleurs de la mort, que les étoiles dont est parsemée la moquette associent probablement à la bannière des Etats-Unis.
Tonio (John Osborn) capturé par les pionniers © Gianfranco Rota
Chanter en français n’est simple pour personne, même quand on est francophone d’éducation. Ce n’était le cas de personne dans cette production et l’on doit saluer qui s’en est soucié. Un coach vocal pour les artistes, un coach linguistique pour le chœur, comment faire mieux ? Mais le résultat dépend de la longueur de l’entraînement et de la docilité des élèves. Certains chanteurs se font des illusions sur la qualité de leur prononciation du français et il est très difficile, sinon avec beaucoup de temps et de diplomatie, de les amener à comprendre qu’ils peuvent, qu’ils devraient se perfectionner. A-t-on laissé assez de temps au temps ? Sans être détestable, la qualité du français a été inégale. Pourtant l’exemple de John Osborn illustre de façon indiscutable qu’un apprentissage patient et constant permet d’atteindre une diction quasiment parfaite, et la sienne est bien supérieure dans ses rôles à ce qu’elle est dans une conversation hors de scène.
Une chose certaine, en revanche, est la qualité de la distribution. Voix sonores et bien timbrées pourAdolfo Corrado et Andrea Civetta, respectivement un caporal et un paysan. Haris Andrianos est un peu la victime du remaillage des scènes parlées car une bonne partie de son rôle est sacrifiée ; peu de latitude lui reste pour donner corps au personnage. Peut-être parce que ce domestique collabore volontairement avec ses maitres er a donc trahi sa classe ? La duchesse de Krakenthorp est un concentré de morgue que Cristina Bugatty rend détestable à souhait. Dans son genre la marquise de Birkenfield n’est pas mal non plus, mais d’une part le rôle est plus étoffé même si une bonne part des sous-entendus érotiques est passée à la trappe, d’autre part l’interprète est la jubilatoire Adriana Bignani Lesca, qui joue de toute l’étendue de sa voix bien sonore pour colorer drôlement les interventions du personnage, sa désinvolture scénique contribuant encore davantage à son succès. Le Sulpice de Paolo Bordogna est dans les cordes, on s’en doute, du chanteur. Crainte de ne pas en faire assez en cette après-midi, dans le premier duo avec Marie il nous semble appuyer sur la fin au prix d’un effort qui donne à la voix une rudesse désagréable. Heureusement cette impression disparaîtra très vite après échauffement et le chanteur redeviendra le baryton brillant qu’il sait être. Son talent de comédien est assez connu pour nous dispenser d’en dire plus long, les images parlent d’elles-mêmes.
Sara Blanch et Paolo Borgogna (Marie et Sulpice) © Gianfranco Rota
John Osborn, nous l’avons dit, a pour lui cette qualité d’une diction du français presque idéale, on pourrait l’écouter les yeux fermés et tout comprendre, quand les surtitres sont utiles bien souvent pour d’autres. Il a pour lui cette extraordinaire technique qui lui permet de moduler son émission et d’orner son chant des raffinements grâce auxquels on comprend tout de suite la notion de beau chant. Il a cette fraîcheur vocale et cette endurance physique qui lui permettent de jouer encore de façon convaincante les jeunes premiers. Et il a dans la voix les fameuses notes qui font délirer le public et feront réclamer un bis. Il l’accordera, et osons le lui dire il a eu tort, car la répétition, bien que réussie, n’avait pas la même facilité apparente. Cet artiste généreux devrait devenir plus circonspect.
La fille du régiment – quel titre affreux si l’on y songe, lourd de sous-entendus obscènes – c’est Sara Blanch. Sa Mathilde de Sabran nous avait conquis, et sa Marie ferait de même si son français était aussi bon que son italien. On aura compris que seule la prononciation nous laisse un peu sur notre faim, parce que pour le reste, abattage scénique, conformité vocale et virtuosité, il ne lui manque rien ! Elle compose ainsi un personnage complet, dont elle fait briller toutes les facettes y compris les moins joyeuses, avec une sensibilité communicative mais bien contrôlée. Elle triomphe, à juste titre.
Un autre triomphe justifié est celui recueilli par Michele Spotti. Quelques semaines après le Guillaume Tell de Marseille, mené à bien en dépit de conditions scabreuses, il cueille à froid l’auditoire par une ouverture où les strates sonores semblent se combiner et s’épanouir dans des élans et des épanchements où passe tout le romantisme de l’œuvre. C’est superbement exécuté par l’orchestre et on reste ébahi par la beauté de ce qu’on a entendu et comme découvert. Le reste de l’opéra sera à l’avenant. C’est brillant et lyrique, cela secoue et cela caresse, et c’est bien l’essentiel.