Comment représenter une œuvre aussi kaléidoscopique que La Force du destin, dont le fil conducteur fait l’objet d’incessantes digressions ? Pour la dernière fois, le fidèle Piave a fait pour Verdi ce qu’il a pu de la pièce originale Don Alvaro o la fuerza del sino du duc de Rivas, d’abord en cherchant à la « simplifier ». En marge de cette première amstellodamoise en coproduction avec Covent garden, Christof Loy a expliqué son approche fondée d’abord sur le rapport à la foi et à la religion, avec lesquelles Verdi avait toujours entretenu des relations complexes. Cette ambivalence, pour Loy, parcourt toute La forza del destino. Elle est même symbolisée par les deux grandes figures religieuses du livret : Padre Guardiano, figure tutellaire et apaisante, austère et généreuse, humaniste et rigoureuse ; et Fra Melitone, curieux et râleur, volontiers lanceur d’anathèmes et de jugements définitifs, excessif et presqu’indifférent au malheur des autres. Deux êtres terriblement humains, qui, pour Loy, semblent venir de deux mondes différents. Et c’est bien la la recherche d’une forme de rédemption et à tout le moins de paix intérieure, qui parcourt selon lui toute l’œuvre, reléguant presque au second plan le banal accomplissement d’une vengeance aveugle né d’un drame familial.
Dès l’ouverture, rideau levé, on assiste à un flash-back saisissant de la vie des Calatrava, depuis l’enfance de Leonora et de Carlos jusqu’à la période qui va ouvrir l’opéra. Le marquis de Calatrava, contemple avec distance ses 3 enfants et sa femme. 3 enfants ? Oui, car dans la pièce originale de Rivas, on compte 3 frères et sœurs : Leonora, Carlos et Alfonso. Dans la pièce, Alvaro tuera en duel l’un puis l’autre. Dans son œuvre de « simplification », Piave avait fusionné les deux frères. Loy nous montre donc cette fratrie, d’abord dans l’enfance. Alfonso est le fils préféré de la marquise ; Leonora, incarnée par une fillette d’une pâleur saisissante, au regard fixe, a droit à un baiser froid et désabusé de sa mère, tandis que Carlos, qu’on reconnaîtra grâce à un yo-yo qui le suivra ensuite aussi sûrement que sa bouteille de whisky, est toisé avec la plus grande indifférence par ses deux parents. Lorsque ces derniers sortent, les enfants jouent à reconstituer une Pietà, Leonora recevant sur ces genoux le corps de son frère Alfonso pendant que le petit Carlos s’agenouille devant eux. Soudain, le premier semble s’étouffer. Les parents accourent et le transportent hors de la pièce. On pressent une issue fatale. Lorsque le rideau se relève, alors qu’on approche de la fin de l’ouverture, il ne reste en effet que Carlos et Leonora, adolescents, le premier brutalisant soudain la seconde. Le père, seul, les sépare. Les voilà enfin adultes, le drame peut commencer ou plutôt se poursuivre.
On reste peu ou prou dans les mêmes décors très sobres pour dresser les tableaux successifs de l’auberge d’Hornachuelos, du couvent de la Madone des Anges et du champ de bataille – avec l’ajout d’une immense photographie représentant un paysage désolé caractéristique des dévastations de la 1ère guerre mondiale. Loy et le dramaturge Klaus Beertisch dessinent dans ce cadre des portraits très ciselés des personnages, et notamment de la quête des 3 principaux. Carlos, fils mal-aimé, enfant brutal devenu ivrogne, qui fait de l’accomplissement irrépressible de sa vengeance de la mort d’un père indifférent le sens d’une vie qui n’en a pas d’autre. Leonora, égarée dans un monde brutal, amoureuse indécise et dévote, comme transfigurée au pied de la croix, dans une gestuelle extatique digne de la Sainte-Thérèse du Bernin, enfermée dans sa souffrance. Alvaro, tueur involontaire et inconsolable du Marquis et dont il ne sait comment expier la mort autrement qu’en la cherchant, avant de vouer sa propre vie à Dieu et d’être rattrapé par son destin. Ces trois figures si écorchées sont encadrées par les deux extrêmes que sont Guardiano et Melitone, mais aussi, et c’est une idée tout à fait intéressante, par Preziosilla, figure positive et apaisante loin de la superficialité à laquelle on la cantonne souvent, qui entraine son monde dans l’auberge et soulage les souffrances des soldats près du champ de bataille. Fille à soldats, on la voit chercher non sans compassion à donner un réconfort à Alvaro qui ne peut rien lui rendre. N’est-ce pas elle qu’on croit reconnaître parmi ceux qui cherchent un refuge dans le couvent ? Elle reparaît transfigurée, sortie d’un sérail, pour un Ra-ta-plan bien loin de la pétarade presque vulgaire qu’on en fait parfois, mais qui devient ici une sorte d’alarme craintive, hallucinée, du retour de la guerre, du canon et de son cortège de victimes. Tout ceci est réglé avec une précision extrême, et, quitte à accentuer les invraisemblances du livret, avec pour les scènes de comédie une chorégraphie exaltante d’Otto Pichler magnifiée par des danseurs remarquables et accompagnés avec une ardeur communicative par l’ensemble du chœur. Un chœur magnifique en toutes circonstances, extrêmement bien préparé par Ching-Lien Wu, et qui remporte un triomphe mérité.
De cette mise en scène intelligente, rehaussée par une excellente mise en lumières qui rend certains tableau (la scène du couvent à l’acte II !) visuellement très beaux, on ne regrette vivement que la projection – heureusement très épisodique – d’images qui font revivre en gros plan et avec des ralentis un peu grotesques le meurtre involontaire du marquis de Calatrava. Cela n’apporte rien et gâche même un peu les choses. Espérons que Loy en fera l’économie dans les prochaines reprises.
L’auberge d’Hornachuelos © Monika Rittershaus pour De Nationale Opera
Pour porter tout cela, il fallait aussi des interprètes à la hauteur.
Nul besoin de rappeler les talents d’actrice d’ Eva-Maria Westbroek, ici chez elle. Son soprano dramatique est par ailleurs fait pour ce rôle, mais l’artiste, qu’on retrouve amincie, est assez mal à l’aise dans ses premiers aigus, assez tendus et presque engorgés. Elle réussit cependant fort bien toute la scène, cruciale, de son arrivée au couvent et de sa relégation dans la grotte voisine. Les nuances de la « Vergine degli angeli » sont là, la voix, impressionnante, bien en place particulièrement à l’aise dans le bas-medium. Hélas, on reste davantage sur notre faim dans le fameux « Pace, pace signor », dont l’aigu final retrouve l’instabilité des premiers. Elle n’est pas aidée par le geste du chef qui, au moment du dernier « Maledizione », arrête presque l’orchestre pour exécuter les dernières mesures en crescendo. Si bien que la soprano achève assez sèchement son air dans un quasi silence très étonnant et qui met un peu mal à l’aise, la salle restant assez froide. Mais son incarnation de la femme dépassée par un destin qui s’acharne à l’empêcher d’être heureuse, est digne d’éloges.
Même frayeur pour l’entrée de l’Alvaro de Roberto Aronica. Passons sur son arrivée un peu caricaturale, accoutré comme un aventurier de la pampa, qui fait glousser la salle. La voix se cherche un peu et en est presque laide. On est surpris par une certaine raideur un peu nasillarde, l’artiste est tendu. Là encore, fort heureusement, le ténor ne cessera d’améliorer sa performance durant le spectacle, de façon si spectaculaire qu’on dirait presque qu’il a changé de voix entre le 1er et le 3e acte. Rien ne semble alors pouvoir l’arrêter, Aronica est remarquable de puissance et d’intelligence dans l’art de mettre les nuances de son chant au service de son jeu d’homme désespéré et fragile, auquel on croit.
Le Carlos de Franco Vassalo laisse d’abord un peu indifférent. Mais comme les autres, il s’épaissit au fil des actes, incarnant fort justement un ivrogne conscient de l’inutilité de sa quête de vengeance, et qui s’autodétruit car il sait que sa vie n’a pas trouvé d’autre sens. Franco Vassallo déploie une très belle voix de baryton, idéale pour Verdi, pleine d’autorité mais avec la souplesse nécessaire pour venir à bout des parties les plus difficiles. C’est dans les duos avec Roberto Aronica qu’on mesure la pertinence du choix de ces deux artistes pour ces représentations. Elles se mêlent parfaitement et c’est un réel bonheur que de les entendre chanter ensemble, sans que l’un prenne jamais le pas sur l’autre, dans une parfaite harmonie.
Secondaires sur le papier les personnages de Guardiano, Preziosilla et Melitone sont au contraire, centraux. Habitué au rôle de padre Guardiano, la magnifique voix de basse de Vitalij Kowaljov met toute son autorité et sa présence au service de cette figure positive et c’est à peine s’il éprouve quelques difficultés lorsqu’il lui faut plonger dans les profondeurs de la tessiture. La Preziosilla de Veronica Simeoni brûle littéralement les planches. On peut trouver sa voix presque légère mais jamais incongrue pour le rôle. Elle emporte totalement l’adhésion par la force de son incarnation, comme on l’a vu plus haut, et parce qu’elle sait tout faire. Si elle n’écrase pas les autres sous les décibels, on n’en perd pas une miette pour autant. Le public ne s’y est pas trompé en lui réservant une ovation aux saluts.
On dit souvent que Melitone est une sorte d’annonciateur du Pancione Falstaff, dont il aurait la truculence et l’ironie prétentieuse. Alessandro Corbelli en fait un personnage plus complexe, figure tragi-comique désabusée qui perd littéralement les pédales lors de la scène où il distribue la soupe aux gueux. Le vétéran est transfiguré et réalise une performance de chanteur-acteur d’anthologie réglée au millimètre. On pouvait craindre sa voix fatiguée et il n’en est rien : il impressionne, même.
Très bons comprimarii, du marquis de James Creswell, très sonore, au Trabucco de Carlo Bosi, en passant par l’Alcalde très distingué de Roger Smeets ou la Curra pleine d’autorité de Roberta Alexander.
Mais chez Verdi, le théâtre doit aussi se trouver dans la fosse. Avant la représentation, Michele Mariotti nous confiait qu’il n’était pas superstitieux, faisant référence à la réputation qu’a cet opéra de porter malheur ; et également qu’il s’était littéralement senti porté par cette musique en dirigeant les répétitions. Dès les premières mesures, on sent que le choix du chef n’est pas de tout emporter, comme tant d’autres sont tentés de la faire dès cette ouverture. La direction de Mariotti est un modèle d’équilibre entre le plateau et la fosse. L’orchestre est souple, réactif, retenu ou brillant aux bons moments. Le chef ne laisse rien au hasard, son geste est d’une implacable précision – ce dernier est très comparable à celui d’Abbado d’ailleurs, notamment dans l’utilisation de sa main gauche. Aucun décalage, tout est réglé parfaitement. Les seules erreurs d’attaque – il y en a eu deux en ce soir de première – étaient dues au public qui s’est décidé à applaudir certains airs avec retard. Mariotti sort de l’orchestre de magnifiques nuances et projette une lumière pertinente sur de nombreux détails, pour finir suspendu sur un fil. Les musiciens de l’orchestre de l’opéra d’Amsterdam mettent les bouchées doubles et répondent au doigt et à l’œil à ce chef avec lequel ils ont manifestement plaisir à travailler. On peut reprocher à Mariotti certains choix qu’on n’a pas vraiment entendus jusque-là (comme ces brusques diminuendi auxquels succèdent de vifs crescendi ; mais après tout, Muti lui-même procédait de même dans les dernières mesures de son Rigoletto), mais on ne peut que lui reconnaître une compréhension profonde de la partition et un grand sens du théâtre.
Apparemment froid durant toute la représentation, le public d’Amsterdam a finalement réservé un triomphe à cette représentation, se levant comme un seul homme dès l’apparition des 6 personnages principaux, réunis ensemble au rideau comme pour mieux en souligner l’égale importance.