C’est devant une salle comble que s’est déroulée la première de La Force du destin à l’Opéra Bastille. Après un début de saison morose, il semble que le public retrouve peu à peu le chemin des salles de spectacle et c’est tant mieux. Créée en 2011 puis reprise en 2019, la production de Jean-Claude Auvray n’a pas pris une ride. Ses qualités ? Une transposition ingénieuse dans l’Italie du Risorgimento, des costumes seyants, des tableaux réussis, l’intérieur austère de la demeure des Calatrava au premier acte, Le tableau où Leonora chante « La Vergine degli angeli » entourée par les moines à la fin du deuxième acte, les scènes de foule du troisième acte où se mêlent Soldats italiens et espagnols, vivandières, valets de troupes, marchands, et enfin la distribution de la soupe au début du quatrième. Quant aux défauts, il s’agit principalement de l’absence de direction d’acteurs, les personnages viennent sur le devant de la scène chanter les airs et les ensembles seuls ou côte à côte selon le cas, comme lors d’une version de concert. D’autre part, l’inexistence de décors pour renvoyer le son dans la salle fait que les voix se perdent sur le plateau nu, la plupart du temps. Enfin certaines trouvailles, comme le Christ suspendu au-dessus de la scène, ont été déjà vues ailleurs. Néanmoins, l’ensemble fonctionne et les changements de décors à vue permettent une grande fluidité dans la succession des différents tableaux.
Les nombreux petits rôles sont dans l’ensemble bien tenus, notamment Julie Pasturaud efficace en Curra, Carlo Bosi qui prend un malin plaisir à incarner un Trabuco hargneux et roublard à souhait et James Creswell qui campe un Marquis de Calatrava imposant. Nicola Alaimo retrouve avec un plaisir évident le rôle de Fra Melitone qu’il avait déjà proposé en 2011. Avec les années, le baryton sicilien a peaufiné son personnage et nous offre une incarnation jubilatoire de ce moine bougon, râleur et envieux qu’il chante avec une voix saine et bien projetée sans sombrer dans la caricature ou le parlando comme le font certains chanteurs en fin de carrière. Le public, ravi, rit de bon cœur. Elena Maximova possède une tessiture suffisamment étendue pour assumer les notes aiguës que comporte sa partie qui grimpe jusqu’au contre-ut. En revanche, le timbre manque de séduction et le style est parfois approximatif. Son abattage et son aisance scénique emportent malgré tout l’adhésion. Doté d’un registre grave profond et sonore, Ferruccio Furlanetto parvient à composer un Padre Guardiano d’une grande noblesse. Cependant, le temps a fait son oeuvre et il ne reste plus aujourd’hui dans le medium que la trame d’un timbre jadis glorieux. Malgré tout, les talents de diseur de la basse italienne et son implication dramatique lui permettent encore de donner le change dans ce rôle.
La forza del destino © Charles Duprat / Opéra national de Paris
Russell Thomas et Anna Pirozzi faisaient ce soir leurs débuts à l’Opéra de Paris. Ancien membre du programme Lindemann du Met, le ténor américain effectue depuis quelques années une belle carrière aux Etats-Unis, en particulier sur la première scène new-yorkaise où il a déjà interprété quelques rôles marquants. De ce côté-ci de l’Atlantique, les londoniens ont pu l’applaudir l’été dernier dans un Otello qui a fait figure d’événement. Son Alvaro ne manque pas d’atouts. Son timbre cuivré, homogène et bien projeté capte l’attention. Au premier acte, sans doute à cause d’un trac bien compréhensible, le ténor a paru en retrait puis peu à peu, sa voix a gagné en assurance jusqu’au début du troisième acte où son grand air « O tu che in seno agli angeli », chanté avec beaucoup d’émotion et de jolies nuances, a conquis le public. Malgré tout, l’aigu a tendance à plafonner et le legato n’est pas toujours bien contrôlé. Gageons qu’au fil des représentations ces quelques imperfections finiront par s’estomper.
La forza del destino © Charles Duprat / Opéra national de Paris
Les soucis de santé d’Anna Netrebko, initialement prévue pour cette soirée de première ont permis à Anna Pirozzi de faire des débuts anticipés in loco. La soprano napolitaine possède un timbre clair et un registre aigu puissant et bien projeté. Pourquoi s’est-elle alors sentie obligée au cours du premier acte de pousser sa voix au point d’émettre quelques sonorités métalliques dans le medium et des aigus tendus ? Pourquoi surtout ce suraigu strident, ajouté à la fin de l’acte qui ne s’imposait pas ? Fort heureusement La soprano a proposé un magnifique « Vergine degli angeli » tout en subtiles nuances et un somptueux « Pace, pace » poignant, émaillé d’impeccables sons filés, qui lui a permis de terminer la soirée en beauté, sous les applaudissement nourris du public.
La forza del destino © Charles Duprat / Opéra national de Paris
Enfin Ludovic Tézier nous a offert une incarnation exemplaire du personnage de Don Carlo di Vargas qui compte parmi ses rôles fétiches. On ne sait qu’admirer le plus, la diction impeccable, le souffle infini, le legato exemplaire, la maîtrise du style verdien et ce timbre moelleux et chaud, reconnaissable entre mille. C’est lui, le grand triomphateur de la soirée.
Il convient de mentionner les nombreuses interventions des chœurs préparés par Chin-Lien Wu et leur versatilité qui leur permet d’être aussi à l’aise dans les chants martiaux des soldats que dans les prières recueillies des pèlerins.
Jader Bignamini dont ce sont également les débuts à Paris a remporté un vif succès. Sa direction souple et alerte a conquis le public qui l’a ovationné au salut final. Très attentif aux chanteurs il tisse sous leurs voix un tapis sonore tout en sobriété, presque chambriste dans les morceaux lents dont il met en valeur la richesse de l’instrumentation et adopte des tempos plus dynamiques dans les scènes dramatiques.