Le Metropolitan Opera qui poursuit sur son site les retransmissions en streaming de son gigantesque catalogue vidéo, a diffusé entre les 18 et 19 juin une captation de La Force du destin du 24 mars 1984, une production que John Dexter avait signée en 1975. Détail amusant, la même année le metteur en scène britannique proposait également l’ouvrage à l’Opéra de Paris dans des décors de Jocelyn Herbert assez semblables à ceux du Met. Très apprécié du public américain, Dexter a monté plus d’une quinzaine d’opéras sur la première scène new-yorkaise à laquelle il était attaché entre 1974 et 1984. Ses productions, extrêmement classiques, ne manquaient ni d’élégance ni de raffinement.
Les décors monumentaux d’Eugen Berman témoignent d’un grand souci de réalisme. Au premier acte un somptueux salon aux parois rougeâtres, au centre, une table et des chaises, au fond un balcon. Au II une auberge rustique qui s’ouvre à l’arrière sur l’extérieur, au III la cour d’une caserne aux teintes sombres, avec à gauche des caisses empilées, au centre deux canons et au lointain, une sorte d’amphithéâtre en ruines. Au IV la cour d’un couvent, délimitée au fond par des arcades et pour le dernier tableau une chapelle délabrée à droite dans laquelle vit Leonora et au centre un rocher surmonté d’une croix de bois.
La distribution, comme toujours, est extrêmement soignée jusque dans les rôles secondaires. Anthony Laciura qui a totalisé pas moins de huit cents représentations au Met, s’était fait une spécialité des rôles de ténors bouffes, entre autres. Il campe ici un Trabuco haut en couleur avec de solides moyens vocaux. Richard Vernon est un marquis de Calatrava rigide et compassé à souhait tandis que le Melitone exubérant et roué d’Enrico Fissore déclenche l’hilarité du public à chacune de ses apparitions, en particulier dans la scène de distribution de la soupe au début du quatrième acte où sa faconde fait merveille. Isola Jones a pour elle un physique avantageux et de réels talents de comédienne. La mezzo-soprano compense habilement ses quelques insuffisances vocales, notamment dans le haut de la tessiture, par une présence scénique et un abattage irrésistibles. Grand habitué du Met où il a chanté pas moins de trente rôles différents, le regretté Bonaldo Giaiotti campe un Padre Guardiano noble et bienveillant avec une voix imposante aux graves abyssaux. Leo Nucci, capté dans sa maturité vocale triomphante aborde le rôle de Carlo, le frère vengeur, avec une voix solide et homogène, une projection que l’on devine sans faille et une indéniable autorité. Ses duos avec Giuseppe Giacomini, comptent parmi les plus convaincants que l’on ait entendus tant le ténor partage avec son collègue les mêmes qualités vocales et musicales, la puissance, la sûreté, le style et l’élégance de la ligne de chant. Giacomini possède en outre une quinte aiguë d’une rare insolence.
La forza del destino © Ken Howard Met Opera
Enfin Leontyne Price dans un rôle qu’elle a beaucoup fréquenté et enregistré par deux fois, constitue l’un des atouts majeurs de ce spectacle. Star incontestée du Met depuis le début des années 60, la soprano américaine témoigne d’une santé vocale stupéfiante, un an avant ses adieux à l’opéra sur cette même scène dans Aida. Certes, les graves sont devenus caverneux et le registre aigu n’a plus l’aisance ni la pureté qu’il avait vingt ans plus tôt dans l’intégrale avec Schippers, mais il a conservé sa rondeur et le medium son velours. Au dernier acte son « Pace, Pace » parsemé de quelques demi-teintes lumineuses, largement ovationné par le public, est tout simplement grandiose. Les témoignages vidéo de Leontyne Price ne sont pas légion, celui-ci n’en a que plus de valeur, même capté au soir d’une carrière exemplaire. D’ailleurs cette représentation a fait l’objet d’un DVD paru chez DGG.
A pupitre James Levine fait des merveilles dès l’ouverture, conduite avec une élégance raffinée, sa direction énergique et nerveuse fait avancer l’action jusqu’à sa conclusion tragique en unissant scènes dramatiques et passages bouffes dans une même homogénéité de style.
La partition est donnée dans son intégralité à l’exception du chœur « Compagni sostiamo » au III. D’autre part, cet acte s’achève avec le deuxième duo entre Carlo et Alvaro, déplacé après le « Rataplan » de Preziosilla.