Curieux mélange que celui qui raccorde à l’intrigue d’Angelo, tyran de Padoue une Joconde qui n’a guère l’occasion de sourire mais meurt d’avoir voulu rendre il sorriso estatico à son ingrat bien-aimé. C’est pourtant grâce cette mixture de mélodrame hugolien et de folklore vénitien, concoctée par Arrigo Boito, qu’Amilcare Ponchielli parvint à s’imposer dans le monde lyrique, et ce « grand opéra à l’italienne » est sans doute la seule œuvre de lui qu’on peut espérer voir en France. La Gioconda est déjà assez rarissime dans notre pays, et il faut saluer la volonté de Nicolas Joël de l’inscrire au répertoire de l’Opéra de Paris. On était a priori moins enchanté de savoir que cette nouvelle production n’en serait en réalité pas une, et qu’on se contenterait pour l’occasion de reprendre le spectacle créé en 2005 à Vérone. Quoi ? ce Pizzi, qui avait certes fait l’ouverture de la Bastille avec des Troyens jamais revus ensuite, mais dont la deuxième et dernière création in loco était un médiocre Samson et Dalila en 1991, on allait donc nous le ramener ? Et pour nous montrer un spectacle qui a beaucoup tourné (sa dernière resucée remonte à octobre 2012, à Rome) et déjà connu grâce à non pas un, mais deux DVD sortis en 2006, l’un capté aux Arènes de Vérone (avec Andrea Gruber, Dynamic), l’autre au Teatro Réal de Madrid (avec Deborah Voigt, TDK) ? Au moins cela nous aura-t-il évité de voir revenir Giancarlo Del Monaco, auquel avait jusqu’ici été confié les opéra italiens fin XIXe siècle, mais on pouvait néanmoins nourrir quelques craintes. Plus de peur que de mal, finalement : pour la première représentation d’une œuvre méconnue, peut-être est-il préférable d’opter pour une production claire et respectueuse du livret, sans chercher midi à quatorze heures. Il faut reconnaître à Pier Luigi Pizzi le mérite d’avoir composé une mise en scène d’une parfaite lisibilité, avec des costumes d’un goût irréprochable, et un décor auquel on reprochera surtout son implacable symétrie et le bruit qu’occasionnent les allées et venues du chœur. Plus proche des eaux-fortes de Whistler que des toiles ensoleillées de Canaletto, Pizzi nous transporte dans Venise la grise, une sorte de « Bruges du Sud » pleine de canaux et de ponts (qu’on retrouve même sur l’isola deserta du IIe acte). Un peu encombrante, ce meuble omniprésent, bocca di leone pour les dénonciations, piédestal, autel, banquette propice au rapprochement et lit funèbre à la fois. Pour une vraie direction d’acteurs, on repassera, mais tout cela fonctionne, le spectacle est beau à défaut d’être révolutionnaire, avec un ballet de la Ronde des Heures très réussi, qui bascule dans une esthétique Années Folles, avec robes pailletées et couple de danseurs passés à la peinture dorée (excellents Letizia Giuliani et Angel Corella, qui accompagnent le spectacle partout où il est repris).
Sur le plan musical, le choix de Daniel Oren pour diriger cette Gioconda s’avère particulièrement inspiré. Ce chef parvient à merveille à construire une tension qui ne se relâche à aucun moment, il sait trouver l’équilibre idéal entre l’ardeur et le recueillement, créant une série d’ambiances variées et toujours convaincantes. Vocalement, l’œuvre est exigeante, et la présence de Marcelo Alvarez en Enzo était un gage de qualité. On avait admiré à Bastille son Chénier et son Alvaro ; son Enzo n’a rien à leur envier, plein de fougue et de ferveur, mais osant des demi-teintes et de fort beaux pianos. Suite au forfait de Sergueï Murzaev, qui aurait dû assurer les sept premières représentations, Claudio Sgura s’est vu confier toute la série : ce baryton a pour lui une certaine prestance scénique, avec une grande silhouette dégingandée, et un timbre d’une belle noirceur, mais il pâtit d’une certaine tendance au grommellement dans le grave et sa voix se projette alors beaucoup moins bien. Orlin Anastassov est une vraie basse aux graves sonores, mais à en juger d’après son italien, cet Alvise fréquente plus les canaux de Saint-Pétersbourg que ceux de Venise, et certains sons très ouverts rappellent les maniérismes d’un Sergueï Leiferkus. Le Cieca toute menue de María José Montiel remplit son contrat fort correctement. Luciana D’Intino possède une voix puissante et n’hésite pas à poitriner pour satisfaire aux exigences tripales de son duo avec l’héroïne, mais une articulation plus nette ne gâterait pas notre plaisir. Violeta Urmana, enfin, qui a enregistré La Gioconda en 2003 avec Placido Domingo, ne chante pas très souvent ce rôle, auquel elle préfère Tosca ou Isolde. Aurait-elle pris Birgit Nilsson pour modèle ? On se le demande en entendant quelques vilains aigus fixes qui vrillent un peu les oreilles. Pour le reste, la soprano lituanienne est une authentique tragédienne, et elle mérite au salut final sa juste part des applaudissements frénétiques du public. Nul doute que l’enthousiasme se prolongera avec la diffusion en direct de cette Gioconda dans 250 salles de cinéma d’Europe, le lundi 13 mai.
.