« Yes we cancan ! », tel est le slogan de la ville de Cologne en cette année Offenbach. Spectacles, symposium de musicologie,visites guidées thématiques dans la ville… Tout est fait pour mettre à l’honneur l’enfant du pays né il y a tout juste 200 ans. Le « Mozart des Champs-Elysées » est également celui de sa ville natale.
Avec cette Grande Duchesse, le compositeur s’offre un nouveau lifting, particulièrement réussi : « La ZAD est partout », « Ca va chier », telles sont les pancartes qui émaillent le camp de caravanes où se déroule le premier acte. La nouvelle guerre menée par le Gérolstein est donc écologique : il s’agit de sauver une espèce menacée, la grenouille dorée. L’exceptionnelle direction d’acteur de Renaud Doucet rend la vie de la ZAD aussi foisonnante que vivante : distribution de papier toilette, queue et chamailleries pour la douche, tractage, guerre de l’info… Chaque artiste compose un personnage unique et donne mille choses à voir et à sourire.
Le dispositif scénique permet aux chanteurs de passer devant la fosse d’orchestre qui devient le précieux étang à protéger. Les chanteurs s’y soulagent, y pêchent… Pour un totale lisibilité, les musiciens portent des bibi-nénuphars ou des chapeaux-roseaux tandis que le chef d’orchestre coasse avec une belle conviction, comme s’il faisait lui-même partie de l’espèce en danger. A ce joyeux capharnaüm répond l’extravagance de la cour de Gérolstein : les suivantes de la grande Duchesse affichent un total look léopard et quêtent désespérément le réseau wifi. Ces fleurs de serre ne sont guère à leur aise parmi les tenues de camouflage et retrouvent avec soulagement les ors du palais au second acte. André Barbe (costumes et scénographie) et Georg Kehren (dramaturgie) font à nouveau mouche en habillant la cour – au sens propre – en bouquets de fleurs et en reléguant la nature à un gigantesque et polémique lapin doré à la Jeff Koons.
Non seulement l’actualisation de l’œuvre est ici parlante, pertinente, mais elle se révèle pleine d’humour, totalement fidèle à l’esprit d’Offenbach et surtout aussi fantaisiste que rigoureuse. Le travers de ce type de proposition est souvent une hystérie qui risque de fatiguer le spectateur. Ici, rien de tel, le dosage est d’une grande intelligence et d’une précision millimétrique.
©Bernd Uhlig
Il faut dire que l’épatante équipe artistique est servie par un plateau au diapason : Le Gürzenich-Orchester Köln développe une merveilleuse colorimétrie sous la baguette aussi précise que nuancée de François-Xavier Roth. Le chef français joue des contrastes de couleurs, des tempi délicats ou enlevés avec un plaisir manifeste. Les chœurs de l’opéra – sous la direction de Rustam Samedov – sont tout aussi précis avec des attaques et des coupures propres et franches, une belle écoute générale, un français impeccable et un engagement scénique sans faille pour cette production fort exigeante. Diction et projection ont été remarquablement soignées. Or ce sont les deux points qui auraient pu assombrir le tableau idyllique de cette soirée en raison de l’acoustique extrêmement sèche de la salle provisoire de l’opéra. Un provisoire apparemment appelé à durer car l’achèvement des travaux du Schauspiel Köln, prévu pour l’an prochain, est repoussé sine die. La soirée est donc légèrement sonorisée mais de façon habile et discrète, ce qui ne nuit donc pas à l’écoute.
Les solistes ont également travaillé leurs fondamentaux et leur diction française – comme allemande pour les textes parlés – n’appelle que des éloges : Le formidable abattage de Jennifer Larmore n’est plus à démontrer ; elle campe une Grande Duchesse survitaminée, aussi élégante que canaille. Les graves sont superbement projetés, seul son première air pose légèrement question avec une fragilité dans le passage vers le medium, mais ensuite, l’auditeur ne fait que se régaler. La mezzo américaine, éminente baroqueuse, joue particulièrement des contrastes de phrasés, alternant legato ou piqués. Elle offre une prestation jouissive et parfaitement maitrisée.
Le trio des ridicules réjouit l’oeil et l’oreille : Le Général Boum de Vincent Le Texier profite de ce timbre vertical, de cette large projection qu’on lui connaît, ne faiblissant que passagèrement sur le « tournez manivelle ». Le baryton-basse est inénarrable de ridicule assumé en survêtement jaune canari, short et chaussettes hautes, obsédé par la récupération de son panache de général – en l’occurence un chapeau de paille garni de tournesols. John Heuzenroeder, quant à lui, jubile manifestement à interpréter le prince Paul. Bon comme du bon pain, mais doté d’un grain de voix légèrement métallique qui ne manque pas de mordant, il est littéralement vêtu en brioche, clin d’oeil aux boulangeries du même nom. Miljenko Turk, si il a moins à chanter en Baron Puck, tient sa partie avec brio tout en occupant remarquablement la scène.
Du côté des décroissants, Emily Hindrichs incarne une Wanda dont le soprano charnu et percussif s’enorgueillit d’un très beau legato. Elle nourrit son Fritz de pizzas aux brocolis et n’abandonne jamais ses Doc Martens, même sous sa robe de mariée. L’amoureux ne lui en tient pas rigueur et Dino Lüthy sert le personnage du promu immérité de son timbre rond et velouté et d’une assurance bien charpentée.
Les chorégraphies de Cécile Chaduteau sont à l’avenant : les fantômes du passé incarnent tous les meurtres passionnels qui ont pu endeuiller le Gérolstein au fil du temps avec pour chacun ses codes esthétiques et vestimentaires, une idée d’une remarquable poésie, comme un clin d’oeil à Chicago. Les bonnes dansent le cancan, les gilets jaunes s’attaquent à la macarena… et les danseurs de l’opéra achèvent leur soirée par un galop pris au pied de la lettre avec cette course de chevaux aussi absurde que jubilatoire.
Inventivité, précision, intelligence de la scène sont bien les maîtres mots de cette production, un régal de bout en bout. En ce 20 juin, jour anniversaire d’Offenbach, la représentation se clôt par un «joyeux anniversaire » entonné par tout le plateau parachevant l’impression de fête totale que laisse la soirée.