En 2007, Gérard Mortier avait voulu La Juive à l’Opéra Bastille, et il avait eu raison, mais le résultat ne s’était pas avéré à la hauteur des espérances. Après Nice en 2015, Lyon à présent et, même si cela n’a pas encore été officiellement annoncé, Strasbourg en 2017, La Juive poursuit un tour de France dont on souhaite qu’il continue encore pour de nombreuses saisons. Le retour du chef-d’œuvre d’Halévy sur les scènes nationales et internationales est une excellente nouvelle pour tous les amateurs de grand opéra à la française, qu’achève de ravir la perspective imminente de Huguenots parisiens. S’il faut s’attendre, en juin prochain à Munich, à toutes les outrances dont Calixto Bieito est coutumier, Olivier Py a en revanche choisi de présenter l’œuvre dans la capitale des Gaules avec le juste équilibre entre respect et relecture. Respect d’un opéra encore trop peu joué en France, dont le public n’est plus familier, et dont il convient de rendre l’action parfaitement lisible ; seule fantaisie, bien pardonnable au demeurant, Eudoxie devient ici une sorte de Jean Harlow nue sous sa robe de dentelle noire, blonde platine folle de son corps, ce que peut autoriser son éloge du plaisir au début du troisième acte. Relecture, inévitable avec un tel sujet, dont on imagine mal qu’on pourrait aujourd’hui le présenter sans la moindre allusion à des manifestations d’antisémitisme bien postérieures au concile de Constance en 1414. Néanmoins, et même si l’on comprend tout à fait que le metteur en scène ait voulu faire référence aux toutes dernières résurgences de certains sentiments nauséabonds, on s’étonne un peu de voir les habitants de la ville brandir des panneaux mentionnant « La France » ; sans doute l’autodafé de livres et les costumes des miliciens qui le perpètrent renvoient-ils à un fascisme plus général et moins précisément localisé ou daté qu’on pourrait le penser. Fidèle à son esthétique, Pierre-André Weitz a conçu un décor en mouvement, dont les éléments s’assemblent pour former des images toujours fortes, et en évitant tout côté grand-guignolesque pour la mort de Rachel, qui descend simplement vers un abîme invisible d’où s’élève une fumée blanche.
En s’attachant Daniele Rustioni comme chef permanent à partir de septembre 2017, l’Opéra de Lyon se dote d’un formidable atout, à en juger d’après sa direction magistrale de La Juive, qu’il mène sans faiblir et surtout sans se laisser aller à des excès de décibels comme il ne serait que trop facile de le faire. La fosse sonne ici fort bien, et les chœurs de l’Opéra de Lyon se montrent exemplaires de précision et de conviction. On ne peut malgré tout que regretter la décision de conserver les coupures « traditionnelles », la plus scandaleuse – et la plus habituelle – portant bien sûr sur la cabalette « Dieu m’éclaire », indispensable complément de « Rachel, quand du Seigneur ». Le programme de salle retourne d’ailleurs le couteau dans la plaie, en précisant que, donnée dans son intégralité, La Juive « dure 4 heures 30, soit autant que Le Crépuscule des dieux ». Puisse-t-il advenir un jour où l’on jouera en France toute cette partition sans l’amputer pour la réduire à 3 heures !
© Franck Faipot
L’un des artisans du retour de La Juive sur les scènes fut sans doute Neil Schicoff ; voici que lui succède Nikolai Schukoff, la ressemblance se bornant à la quasi-homonymie de leur patronyme. Oublions César Vezzani, cela vaut mieux, en termes de timbre et d’ampleur vocale. Si son premier air passe curieusement inaperçu, Schukoff surprend et captive en chantant pianissimo le premier couplet de « Rachel, quand du Seigneur », comme une confession murmurée. Sa fille trouve en revanche, en la personne de Rachel Harnisch, une titulaire proche de l’idéal, avec les graves nécessaires et une douceur confondante dans l’émission des aigus (il n’est pas impossible qu’elle ait beaucoup écouté Crespin dans « Il va venir ») ; le français de la soprano suisse est excellent, et l’actrice est convaincante. Avec Enea Scala, Leopold redevient le personnage central qu’il n’est hélas pas toujours quand on le confie à des seconds couteaux : malgré certaines nasalités, le ténor italien combine admirablement virtuosité et puissance. Confier Eudoxie à Sabina Puértolas était a priori une idée intéressante, car la soprano espagnole possède un timbre riche qui tranche avec les voix ultra-légères auxquelles le personnage est souvent attribué : on peut aussi se réjouir de voir rétabli le boléro de la princesse, malheureusement, les acrobaties du rôle l’obligeant à brutaliser son émission et à émettre des notes assez désagréables. Roberto Scandiuzzi est un Brogni bougon dont la voix n’a cessé de s’étoffer et de s’amplifier avec les années : pour lui comme pour la plupart de ses collègues, la prononciation du français est extrêmement intelligible, mais des scories pourraient encore être éliminées dans les e/é/è et les syllabes nasalisées. Diction impeccable, en revanche, pour l’Albert stylé du Britannique Charles Rice. Avec Ruggiero, Vincent Le Texier joue un peu les utilités mais, malgré une voix qui a tendance à bouger, il prête une belle véhémence à ce personnage épisodique. Heureux public des antipodes, qui découvrira prochainement ce spectacle (mais avec quelle distribution ?) puisqu’il est le fruit d’une coproduction entre l’Opéra de Lyon et Opéra Australia.