La Khovanchtchina connaît une postérité bien plus modeste que Boris Godounov. A qui la faute ? Aux maisons européennes réticentes à programmer une œuvre aussi prosélyte ? Aux chanteurs refusant de se jeter dans un opéra de trois heures qui ne leur laisse guère l’occasion de briller pleinement ? La faute aussi (peut-être) à une œuvre difficile d’accès ?
Un bon opéra, c’est avant tout un bon livret. Celui de Boris est un coup de maître, où l’action ne s’enlise jamais, et où les les personnages sont travaillés avec autant de finesse que de sincérité. On ne peut en dire autant de la Khovanchtchina. Oh certes, le récit témoigne d’une connaissance historique et d’un souci d’authenticité presque maniaques, mais c’est justement la difficulté de cet étrange livret, où des scènes flottantes s’enchaînent à des rebondissements difficilement amenés.
La musique de Khovanchtchina est du même moule que celle de Boris : on y retrouve les carillons implacables, les enchaînements de tonalités surprenants, l’attachement au rythme naturel de la parole. Elle dilue cependant ces composantes dans un flot musical plus abstrait, moins accessible au néophyte en mal de sensation fortes.
Le véritable mérite de la mise en scène d’Andrei Serban est de ne pas obscurcir un propos déjà touffu. Son principal défaut est probablement de faire plus vieille que ses vingt ans. Sa Russie est un décor de carton de pâte néo-Saint-Basile, où les boucles anglaises répondent aux vilaines barbes postiches. Il faut attendre le cinquième acte dans la pinède pour voir se déployer une certaine ambition esthétique. Côté direction d’acteurs, si les grandes scènes chorales sont expédiées avec une certaine efficacité, celle des solistes laisse toujours à désirer par son statisme.
C’est du côté du chant que se situe le véritable intérêt de la soirée. A quelques exceptions près, cette distribution est encore une réussite de la part de l’Opéra de Paris. Anush Hovhannisyan est une Emma pleine de fraîcheur vocale, relevant le double défi de chanter le rôle en remplacement de dernière minute, et de garder son sérieux dans une robe aussi laide. Gerhard Siegel chante la redoutable partie du Clerc avec une aisance saisissante, et ce alors que le chanteur est pris d’un saignement de nez intempestif. John Daszak fait don de sa projection phénoménale aux tiraillements du prince Golitsine, tandis que Sergei Skorokhodov campe Andreï Khovanski à l’aide de ses aigus de métal brillant. Dans le rôle de son père Ivan Khovanski, Dimitry Ivashchenko déploie une splendide voix de baryton russe qui ne démérite à aucun moment.
Evgeny Nikitin commence la représentation sur les chapeaux de roue, mais son baryton d’acier se ternit quelque peu dans l’air de Chakloviti au III. En Dosifei, Dmitry Belosselskiy remporte certainement la palme de l’endurance. La basse ukrainienne se confronte avec brio aux imprécations, bénédictions et autres monologues qui parsèment son rôle. Marfa est pour Anita Rachvelishvili l’occasion de mettre en valeur ses graves les plus chaleureux. Toujours aussi généreuse dans sa projection, elle dévoile une voix de poitrine à l’aisance insoupçonnée. La voix fatigue au cours des cinq actes ? C’est que le rôle est particulièrement exigeant, et qu’elle y met toute son âme. On ne le lui reprochera pas.
Dans la fosse, Hartmut Haenchen joue la carte de l’homogénéité. L’orchestration de Chostakovitch privilégie la rondeur et l’équilibre, et le chef allemand va dans ce sens. On regrette un léger manque de verve, et quelques décalages (certes rapidement arrivés) entre plateau et fosse. Préparés par Ching-Lien Wu, les choristes de l’Opéra national de Paris se démènent plutôt bien compte tenu du masque qui les encombre. Inutile de dire que cette inévitable sourdine sanitaire fait probablement bien des dégâts dans un opéra sollicitant autant la masse.
André Lischke voit en la Khovanchtchina un opéra pessimiste, qui « ne laisse en rien apparaître une foi dans un quelconque avenir positif pour le pays ». De même que Boris, elle est un opéra sans gagnant, où les protagonistes sont tous confrontés à la même défaite. Cette défaite est-elle également celle de Moussorgski ? C’est avant tout celle d’un rédacteur navré de ne pas avoir su saisir l’essence dramatique de l’ouvrage.
Cet article a été modifié le 27 janvier 2022 à 18h00.