C’est devant une salle comble que Philippe Herreweghe à la tête des troupes qu’il a créées il y a plus de quarante ans (elles se sont renouvelées depuis lors) et d’une brochette de solistes de grand talent donnait vendredi soir sa version de l’Oratorio de Noël de Jean Sébastien Bach. Autant le dire d’emblée, le sentiment général qui se dégage de cette merveilleuse soirée est que tout y fut équilibré et juste.
On sait l’ensemble des questions que soulève l’interprétation de la musique de Bach depuis un demi siècle : quels instruments choisir (cette aspect là est aujourd’hui tranché), quel type de voix solistes, comment justifier de ne pas utiliser les voix d’enfants alors qu’on sait pertinemment que c’est pour elles que Bach a écrit, comment composer le chœur, combien de chanteurs par voix etc… L’interprétation de Philippe Herreweghe nous entraîne bien au delà de ces questions et ses partis pris s’imposent avec une telle évidence qu’on n’ose même plus en parler. Comme il l’exprime par ailleurs dans l’interview que nous avons réalisée au lendemain du concert, ce que recherche avant tout le chef gantois, c’est l’adéquation entre la couleur des voix des chanteurs et le répertoire, et l’individualisation des musiciens qu’il dirige, chacun étant amené – peu ou prou – à jouer le rôle de soliste, ou en tous cas à assumer entièrement sa partie. L’intelligence musicale, l’autonomie de chacun et l’écoute permanente des autres, chanteurs et instrumentistes confondus, sont sans cesse sollicitées, et dès lors, le résultat est au rendez-vous.
Ajoutons à cela le sens du texte, de la construction de la narration, et la connaissance approfondie de la grammaire toute particulière – et même la rhétorique – du cantor de Leipzig, dans un ambiance malgré tout bon enfant, on comprendra que ce concert de Noël était particulièrement réussi. Aucune lassitude ne s’installe au fil des six cantates juxtaposées; la chaude atmosphère de Noël rayonne, dans un sentiment de grande sécurité et de douce quiétude.
Est-ce à dire que tout était parfait ? Peut-être pas : Dorothee Mields possède une voix flûtée délicieuse, légèrement acidulée, qui exprime la pureté et la candeur avec beaucoup de modestie. C’est en outre une excellente musicienne qui sculpte les très longues phrases de Bach sans aucune fatigue, donnant du sens à tout ce qu’elle chante. Damien Guillon est un peu moins convaincant, quoique d’un très bon niveau : la voix n’est pas parfaitement homogène et manque parfois un peu de chaleur, mais l’expression, ici aussi, est juste et belle. Thomas Hobbs nous a fait grande impression; c’est sans aucun doute un chanteur qu’il faudra suivre. Il a un réel talent pour la narration, vocalise avec une facilité déconcertante, et on peut penser qu’il sera dans peu de temps l’égal des grands évangélistes du passé. Sa voix est très naturelle, sans artifice, ce qui contribue beaucoup au déroulement fluide du récit. On évite ainsi le côté souvent nasillard de ce type d’emploi, qui est si désagréable. Peter Kooij, enfin, fidèle compagnon d’Herreweghe depuis ses débuts, nous a paru en dessous du reste de la distribution, couleurs un peu éteintes, voix dispersée et graves trop peu puissants. Mais qu’importe : dans ce genre d’exercice, c’est l’impression générale qui l’emporte, et elle est positive, très largement.
Du côté de l’orchestre, soulignons la magistrale prestation de Christine Buch, premier violon, celles de Patrick Beuckels à la flûte, Marcel Ponseele au hautbois ou de Alain De Rudder à la trompette, qui réussissent, lorsqu’ils accompagnent les solistes, à se couler dans le moule de la phrase vocale et à dialoguer avec elle d’une façon étonnamment complice, dans un véritable rapport de chambriste.
Le Collegium Vocale Gent, trois chanteurs par voix plus les solistes, est sans aucun doute le meilleur interprète possible de Bach aujourd’hui. Familier de ce répertoire depuis toujours, ayant largement contribué à l’évolution stylistique de son interprétation, il s’y promène avec grâce et aisance, sans aucune faiblesse. Les voix sont parfaitement homogènes, très colorées, la prononciation est claire dans tous les registres, preuve qu’au fil des recrutements de nouveaux chanteurs – et ils sont nombreux à apporter du sang neuf – le chef a su maintenir, voire améliorer, la qualité de son instrument.