Oui, ce clown maudit vu par Carsen est grandiose, inoubliable ! Il faut courir le voir ! En accord parfait avec son metteur en scène, George Petean assume avec une admirable facilité toutes les facettes du rôle de Rigoletto, si lourd et si délicat. Sa technique accomplie se plie aisément à toutes les nuances, lui permet les plus fins pianissimi et les fortissimi les plus impétueux sans qu’il verse jamais dans le vérisme. Il joue juste. Son personnage, parfois grotesque, jamais ridicule, fait rire, grincer des dents, trembler, pleurer. La voix riche et puissante éclate comme un soleil sur la grisaille des courtisans, comme le tonnerre dans les moments de douleur tragique, se fait velours auprès de Gilda. A travers ses accents passionnés de baryton spinto se profile la tentation domptée d’un amour incestueux. Et, oh joie ! Dmytro Popov en Duc de Mantoue, ténor lyrique de haute sphère, lui donne la réplique avec une aisance comparable. Une tierce aigue rayonnante, une parfaite homogénéité, un timbre cuivré envoûtant rendent son personnage d’autant plus irrésistible que sur scène, c’est un véritable feu follet et on lui donnerait le bon dieu sans confession. Seule, la mise en scène souligne sa cruauté.
La malédiction, Robert Carsen la met en boucle avec maîtrise, comme il sait le faire. La métaphore du cirque met en valeur tous les moments forts et fonctionne du début à la fin. A commencer par l’ouverture : Rigoletto apparaît devant le rideau de scène (on pense au dompteur de Lulu, d’autant plus que le rideau s’ouvre ensuite sur une scène de domptage où les animaux sont des prostituées) sur le thème sombre joué aux cuivres, poussant du pied le fameux sac puis l’ouvrant et découvrant un cadavre de femme. Cette image, leitmotiv scénique de la férocité du duc et de son bouffon, prend tout son sens quand l’ex-bouffon, qui, encore au service du duc, ordonnait ces assassinats de femmes enlevées et violées, découvre que le sac contient le corps de sa fille et non celui du duc. Tandis que la chanson « La donna è mobile » résonne, insouciante, à l’arrière scène, le rideau de scène dévoile le cirque symbolique. Gilda revient à elle et chante sa certitude de rejoindre sa mère dans l’au-delà. Image magnifique et surprenante, une trapéziste nue suspendue par la taille à un grand pan de tissu pourpre, en laquelle elle reconnaît sa mère, vient planer au dessus d’elle pour répondre à son espérance. Soudain, la malédiction transforme cette image de vie céleste en image de mort : le corps s’effondre sur le sol suivi par le tissu pourpre qui couvre partiellement le cadavre de femme. Gilda meurt, Rigoletto hurle sa douleur : « Ah ! La malédiction ! », le rideau tombe, la boucle est bouclée. Magistral !
Seule ombre au tableau, la direction musicale de Paolo Carignani. Le maestro, homme de métier qui tient parfaitement les rênes, part du principe contestable que l’orchestre de Rigoletto est avant tout « un soutien expressif et dramatique aux voix ». Sous la baguette d’un Solti, d’un Serafino, d’un Muti (qui a eu le mérite de revenir à la partition originale), l’orchestre, tout en soutenant les voix, a sa vie propre qui contribue au drame tandis que Carignani lui ôte toute profondeur et nivelle les sons. Dès les premières mesures, le pupitre des cuivres solo joue mezzoforte ce qui devrait être un piano suivi d’un triple piano. Durant la scène de bal, l’orchestre de scène (un quatuor à cordes), placé dans la fosse par nécessité, perd sa fonction dramatique et la Banda en coulisse joue si fort qu’on la croirait dans la fosse. L’expressivité instrumentale en souffre considérablement. La suite est à l’avenant.
Il semblerait que la malédiction pèse parfois a posteriori sur certaines interprètes de Gilda incapables de réussir la synthèse entre le soprano lyrique vocalisant des deux premiers actes et le spinto du troisième (la tradition d’attribuer ce rôle à un soprano léger date de la fin du XIX° siècle, de même que les ajouts de notes suraiguës). Rares sont les divas ayant véritablement résolu ce problème : Callas tout d’abord, à sa façon, puis Renata Scotto, Joan Sutherland, June Anderson, la soprano lyrique Ileana Cotrubas, pour n’en nommer que quelques-unes. Malheureusement, Nathalie Manfrino n’a pu y parvenir. Sa voix a perdu son homogénéité. Composite, elle change de timbre à chaque registre et n’est pas toujours juste. Son vibrato excessif dénonce également une fatigue des cordes vocales, dû peut-être aussi à un appui insuffisant qui empêche la cantatrice de bien soutenir les sons. Tous ces signes d’un désarroi technique se retrouvent dans son jeu scénique des deux premiers actes qui manque d’assurance, mais à la fin du troisième acte, en dépit des défauts vocaux, l’actrice émeut profondément.
Parmi les interprètes masculins, de très bon niveau, on notera les excellentes performances du ténor Mark Van Arsdale en Borsa, du baryton-basse Manuel Betancourt en Marullo, et de la basse Ugo Rabec en Ceprano. Une mention particulière pour Konstantin Gorny, remarquablement à l’aise en honnête tueur à gages. Son beau timbre de basse profonde, noir, ample et naturellement corsé confère à son personnage un charme sulfureux. La couleur mordorée du timbre de Sara Fulgoni, qui lui donne la réplique en Maddalena, s’harmonise aussi bien à la sienne ainsi qu’à celle de Dmytro Popov.
Avis aux amateurs : après Strasbourg, Mulhouse et Colmar, cette production marquante du dernier Festival d’Aix en Provence sera visible à Bruxelles.