Quand le rideau se lève, l’œil et l’oreille sont captés instantanément. Sur un fond de scène aussi bleu et aussi vaste que le ciel, des passerelles constituées de morceaux de bois assemblés – décors de Petro Touloudis – imposent la réminiscence de ces vertigineux chemins d’accès que des humains ont construits pour protéger leur habitat dans les montagnes. Au centre de la scène un promontoire rocheux est planté de trois pals géants qui semblent monter la garde autour d’un bâti qui pourrait être la margelle d’un puits. Il suffit de ce décor pour ramener le souvenir du trépied, de la pythie qui vaticine, l’idée du destin et de l’immanence, et ainsi ce qui est visible suggère l’invisible, éveille la mémoire du spectateur, et le ramène au terreau culturel sur lequel il s’est constitué. Le miracle de ce spectacle, c’est qu’il s’adresse évidemment d’abord aux Grecs, puisqu’il leur parle d’eux. Mais il s’adresse à tout être humain même s’il n’a pas les clés de la culture grecque. Le changement de décor induit par le mouvement du plateau tournant n’est en fait au premier acte qu’une modification de perspective, on tourne autour de la citerne, du lavoir public et des habitations blotties contre le rocher, éléments signifiants d’un mode de vie tout à la fois singulier, daté et intemporel et banal jusqu’à l’universel.
Derrière la meurtrière, l’espace jadis consacré où elle vient prier car ses actes lui interdisent l’accès aux lieux sacrés © a.simopoulos
Au pied du promontoire, adossée à lui, une cahute devant laquelle une femme assise, vêtue de noir, semble veiller près d’un berceau d’où montent des cris et des pleurs. Autour d’elle, l’espace s’est animé de façon progressive et pour nous parfois mystérieuse. Incompréhension nôtre ou intention de mise en scène – superbe maîtrise d’ Alexandros Efklidis – de refuser une vraisemblance qui serait platement réaliste ? Pourquoi ces défilés de personnages, groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, dont la succession ou la simultanéité anime la scène avec pour certains un hiératisme évocateur des frises de la statuaire antique ? L’autre femme immobile debout sur le rocher au-dessus de la cahute, telle une figure de proue, qui est-elle ? Et l’être étrange qui surgit de temps à autre de la coulisse, comme étranger aux autres, entortillé dans des linges qui le dissimulent – costumes de Petros Touloudis et Ioanna Tsami – et semblent autant le protéger que protéger ceux qui le croisent ? L’univers représenté est-il seulement l’évocation une réalité locale, un village que domine le réservoir d’eau, ou plutôt une création née de la réunion d’images mentales et de souvenirs rendus à la vie par la représentation ? Les lumières de Vinicio Cheli ne contribuent pas peu à la fascination du spectacle.
La femme assise est veuve ; dans le berceau le nourrisson braillard est sa petite-fille. L’opéra la saisit dans sa veille solitaire à la fin de la nuit. Quel âge a-t-elle ? La cinquantaine ? Plus ? Dans la nouvelle qui a servi de base au livret, elle était peut-être une sœur hellène des femmes broyées par leur condition dépeintes par Zola, Flaubert ou les Goncourt. Dans l’adaptation opérée par Yannis Svolos elle est une femme gorgée d’amertume qu’on qualifierait aujourd’hui de dépressive profonde. Au pied de ce berceau, délivrée de son propre-à-rien de mari, elle remâche les frustrations de sa vie de femme, ou plutôt : de la vie d’une femme. Car cette nouvelle-née si bruyante, qu’est-ce qui l’attend, sinon le poids accablant de l’existence d’une femme pauvre ? Naître fille, c’est un destin maudit, tant pour soi que pour sa famille, qui se ruinera davantage pour la doter afin de la marier. Et dans son monologue nocturne, la solution lui apparaît subitement : il faut tuer les petites filles. Ainsi d’autres filles ne naîtront pas et la malédiction sera vaincue. La première à sauver est là, dans le berceau : elle l’étrangle.
Quand sa fille survient, agitée par un rêve funeste, elle ne lui dit rien explicitement. Le médecin, peut-être parce qu’il s’agit d’un enfant de pauvre, bâcle l’examen et conclut à une mort naturelle. Confortée par cette issue favorable la veuve passe alors à l’action auprès d’autres nouvelles-nées. Elle reste néanmoins cette femme fatiguée qui ne supporte plus le bruit ; un jour, au lavoir, exaspérée par l’exubérante gaîté de fillettes et d’adolescentes elle explose. Mais les parents auxquels elle a reproché leur laxisme éducatif la raillent et l’humilient ; alors elle se venge en poussant deux filles dans la réserve d’eau où elles se noient. Sa présence attestée sur les lieux des décès éveille les soupçons d’un enquêteur, que ses dénégations ne convainquent pas, si bien qu’on lui imputera une autre noyade à laquelle elle est étrangère. Recherchée par la police elle choisit d’abord de s’enfuir dans les montagnes et puis d’aller chercher refuge sur un îlot où vit un saint ermite. Elle disparaîtra dans la mer avant d’y parvenir, échappant ainsi à la justice des hommes.
Le premier acte s’interrompt après la mort des deux adolescentes, l’enquête, l’exposé des soupçons et la fuite constituant la matière du second. Dramatiquement ce dernier est plus faible que le précédent car dans sa fuite la meurtrière se tient à l’écart des groupes qui pourraient signaler sa présence ou la livrer aux autorités. La scène où une autre femme révèle l’aide que la veuve lui a jadis apportée en tant que faiseuse d’anges informe sur un aspect essentiel de la condition féminine mais n’apporte rien qui relance l’émotion au présent puisque l’action est alors suspendue. On le remarque d’autant plus que la présence des groupes divers, dans le premier acte, donne au compositeur l’opportunité de créer de nombreuses formes chorales, monodiques ou polyphoniques, dont la diversité et l’impact sonore créent une trame musicale captivante tout en renouvelant le rôle du chœur antique, dont les interventions semblent commenter l’action. Celles des fillettes et des adolescentes, dans la scène du lavoir, y participent directement puisqu’elles déclencheront la bouffée de colère et l’engrenage fatal.
Au centre les parents des deux victimes noyées, à gauche la meutrière et sa fille, convoquées comme témoins, à droite l’enquêteur et le magistrat © a.simopoulos
Destin, fatal, autant de mots qui nous renvoient, aujourd’hui, aux racines grecques de notre culture. Grecque, cette œuvre l’est jusqu’à la moelle, si l’on peut dire. Elle l’est par son origine littéraire, elle l’est par la musique de Giorgos Koumendakis. Ce compositeur, qui nous a accordé un entretien à lire ces jours prochains, est un créateur fécond et protéiforme, car sa production est vaste et embrasse des formes et des genres très variés. Dès sa jeunesse il a écrit pour la voix, sans s’imposer de suivre des modèles qui auraient été un carcan. Du reste quand il a eu le sentiment que la formation qu’il avait reçue à Paris de maîtres tels que Boulez, Aperghis ou Xenakis l’empêchait d’être pleinement lui-même il s’en est détaché. La musique de La meurtrière ne demande à l’auditeur aucun effort intellectuel : tonale et profondément mélodique elle dissimule la complexité de l’écriture sous une séduction dont la prégnance va de pair avec la subtilité.
Tout commence d’ailleurs – début paradoxal pour un opéra et qui capte immédiatement l’attention – par un silence qui semble interminable, jusqu’à ce qu’en émerge très lentement une note, donnée au bayan, cet accordéon chromatique popularisé en Russie, ostinato, avant qu’un saxophoniste et un percussionniste ne s’unissent à lui ponctuellement. Est-ce à nouveau du silence que sourd cette flûte évocatrice des tourterelles à l’aube ? Les téléspectateurs qui regarderont la diffusion sur Mezzo pourront comprendre ce que nos pauvres mots sont impuissants à restituer, le raffinement de cette écriture où l’on perçoit des échos d’ailleurs – russes, turcs – mais qui est un concentré de culture grecque puisque l’histoire de la Grèce est celle d’un creuset d’influences. Giorgos Koumendakis les a malaxées ensemble et il en est sorti une voix d’une souplesse infinie, où des échos semblent folkloriques mais ne le sont pas, et où la transparence de l’orchestration permet des surimpressions sans que cette virtuosité se donne jamais pour telle. C’est probablement la constante du projet du compositeur : se dérober à l’attendu, s’évader des formes conventionnelles pour exposer sa propre voix. Elle nous a profondément séduit.
Les reprises, puisque c’en était une, l’œuvre ayant été créée en 2014, peuvent donner lieu à des aménagements. Nous ignorons si ce fut le cas, car à l’époque le bâtiment de l’Opéra national de Grèce, construit avec l’aide de la Fondation Niarchos, n’avait pas encore été inauguré et les représentations actuelles ont donc lieu dans la nouvelle salle. En la visitant, la largeur de la fosse nous avait fait craindre un déferlement sonore agressif pour les chanteurs. Comme il n’en a rien été, il nous faut supposer une notation avare de ffff. Quoi qu’il en soit le chef Vassilis Christopoulos maîtrise manifestement les volumes et permet ainsi à l’auditeur de goûter la subtilité avec laquelle le compositeur en joue. S’il use peu des fortissimos il recourt volontiers aux crescendos et s’élève dans l’aigu avec l’exaltation de ses personnages. Le rôle de la meurtrière, s’il est écrit pour une actrice-chanteuse car il impose à l’interprète un travail ardu de composition, n’en est pas moins complexe sur le plan vocal, et c’est tout à l’honneur de Mary-Ellen Nesi, qui a la lourde tâche de l’incarner, de le faire avec assez de conviction pour toucher l’auditoire. Définie comme mezzo-soprano, la voix nous a semblé claire, et son agilité, dans les rares passages où le chant s’approche des volutes de l’opéra de tradition, témoigne de son parcours baroque et belcantiste.
Les autres solistes sont tous remarquables dans des rôles moins développés et moins exigeants sur le plan de l’écriture, malgré certains déficits de projection peut-être liés pour certains à une position dans l’espace scénique. De grand effet le rôle du vieil ermite, tenu par la basse Tassos Apostolou, haute stature, voix profonde, à qui il revient de laisser mourir sa parole tandis que le ressac de la mer grandit pour mourir à son tour, tandis que le rideau tombe. Les ovations ne manqueront pas, dans une salle très bien remplie. Même si l’on peut supposer que l’enthousiasme a été nourri par la présence des familles venues admirer le chœur spécifique des enfants, on se joint à elles pour admirer la qualité de leurs interventions, tant vocales que scéniques. Tout le spectacle constitue du reste une démonstration d’excellence des chœurs et de l’orchestre de l’opéra. Il serait particulièrement injuste de ne pas mentionner la performance du quatuor des pleureuses, dont les interventions, a cappella ou non, sont d’une musicalité qui comble : Alemini Basakarou, Ioanna Forti, Martha Mavroidi, Maria Melachrinou.
Cette production, qui ouvre la nouvelle saison de l’Opéra National de Grèce à l’occasion des festivités qui célèbrent le bicentenaire du début de la guerre d’indépendance, se veut un manifeste en l’honneur de la culture grecque. La force de cette œuvre et de ce spectacle est qu’ils en recueillent l’héritage sans le passer au prisme déformant et menteur de l’idéologie qui revendique une grécité débarrassée des « impuretés ». Aucune leçon n’est donnée, aucun slogan n’est imposé. Mais ce qui pourrait n’être que le récit d’un fait divers tragique, l’exposé pitoyable de la déchéance d’une femme que ses choix mettent au ban de l’humanité alors que ses intentions étaient bonnes, devient par la grâce du librettiste et du compositeur un concentré de « grécitude », si l’on nous passe ce barbarisme formé comme négritude. Les deux auteurs prennent les choses comme elles sont : la Grèce, c’est l’héritage de son passé, de tout son passé, y compris les traces laissées dans la vie quotidienne par quatre cents ans d’occupation. Les costumes, en particulier, ne visent pas à reconstituer la garde-robe « grecque » idéale. Il en est ainsi de la composition, qui ne cherche pas à sonner « antique » mais chante comme elle peut à partir de qui l’écrit. Giorgos Koumendakis est obsédé par le souci d’être lui-même à partir de ses racines crétoises. C’était aussi le souci de Montaigne, dont l’œuvre si personnelle est une ouverture sur l’universel. Disons-le sans tergiverser : cet opéra y donne accès, et prolonge ainsi la vocation des artistes grecs à être universels en étant singuliers. Une œuvre contemporaine facile d’accès sans aucune facilité d’écriture et qui ne traite pas l’auditeur en mineur qu’il faut endoctriner : ce mirage existe à Athènes, où l’œuvre sera redonnée les 28 et 30 décembre et visible sur Mezzo ce dimanche 12 décembre à 21h.