C’est dans Le Roi Lear que Shakespeare compare le sort des humains, jouets de la volonté des dieux, à celui des insectes torturés par de jeunes têtes blondes. Pierre Audi va même un peu plus loin lorsqu’il qualifie Orphée de « clown des dieux ». Pour ses adieux à Amsterdam, le futur directeur du festival d’Aix-en-Provence offre comme ultime mise en scène un spectacle en forme de retour à l’un des épisodes glorieux de son mandat au DNO. Dans les années 1990, avec Christophe Rousset, Pierre Audi avait proposé une trilogie Monteverdi restée dans les mémoires (et publiée en DVD chez Opus Arte). Près d’un quart de siècle plus tard, les compères se retrouvent pour autre Orfeo, celui de Stefano Landi, œuvre connue grâce à deux enregistrements, l’un de 1987, dirigé par Stephen Stubbs, l’autre de 2006, dirigé par Françoise Lasserre. Plus précisément, Landi s’est intéressé à Orphée revenu des enfers, à sa mort déchiré par les bacchantes, et à sa métamorphose. Œuvre fondatrice de l’opéra romain, La morte d’Orfeo est avant tout la partition d’un compositeur de musique sacrée, et on aurait du mal à y trouver le dramatisme qui irrigue la trilogie lyrique de son contemporain Monteverdi. Le livret fait se succéder des scènes variées qui auraient dû permettre un traitement plus contrasté, mais Landi ne profite que très partiellement des occasions offertes, et sa partition manque un peu de nerfs et d’éloquence.
Hélas, le spectacle monté par Pierre Audi ne cherche guère à pallier cette déficience. Les satyres, bergers, ménades et autres divinités se réduisent à un groupe de neuf personnes de la haute société (à en juger d’après leurs tenues excentriques) qui jouent à se déguiser pour tromper leur ennui, et qui prennent pour dindon de leur farce fort peu enjouée un certain Orphée, poète et musicien même s’il porte une sorte d’uniforme bleu horizon. Tout ce beau monde est tantôt affalé sur un canapé baladeur, tantôt debout la crosse de berger à la main. Après avoir subi bien des épreuves et être retourné aux enfers, Orphée est changé en étoile : sous ses voiles d’ombre, on découvre un éblouissant costume-miroir qui fait de lui une boule disco ambulante.
© Ruth Walz
Le statisme de la mise en scène semble rejaillir un peu sur la musique, et Christophe Rousset, tout en distillant les sonorités précieuses dont sont toujours capables ses Talens Lyriques, ne cherche pas à mettre du théâtre là où il n’y en a pas, malgré quelques moments plus intenses dans le discours de Landi, moments tragiques ou au contraire danses et passages virtuoses. La distribution réunit quelques spécialistes de ce répertoire, mais pas seulement. La voix de Juan Francisco Gatell, qui avait pu paraître un peu nasale chez Mozart, mais qui a fait ses preuves chez Rossini, n’est guère sollicitée par cet Orfeo assez inexistant. Parmi ceux qui l’entourent, on remarque le baryton Renato Dolcini, désormais indispensable protagoniste des reprises d’opéras du seicento, de Cavalli à Rossi en passant par Monteverdi. On retient surtout la scène où, en Fileno, il annonce la mort de son fils à Calliope, une impeccable Magdalena Pluta, au sobre désespoir. Présente au début et à la fin de l’œuvre, Gaia Petrone séduit par la densité de son timbre de mezzo. Emiliano Gonzalez Toro met toute sa science monteverdienne au service de Landi, notamment en père d’Orphée dans un dialogue où incite celui-ci à fuir les femmes. Salvo Vitale impressionne par un Charon plein de hargne.