Comment représenter aujourd’hui les opéras comiques d’Offenbach ? L’abondance dans le texte des dialogues d’allusions satiriques à la société du second Empire conduit souvent les metteurs en scène à chercher des transpositions qui rapprochent l’œuvre du spectateur contemporain ; c’est la démarche de Laurent Pelly. A l’opposé de cette conception, Macha Makeïeff explique dans le programme de salle qu’elle et Jérôme Deschamps sont partis de leurs souvenirs pour recréer l’atmosphère des représentations théâtrales de leur enfance. Ainsi le mot d’ordre a été : foin de la modernité, et vive la convention !
En accord avec cette déclaration, chaque lever de rideau découvre un tableau différent où les personnages surgissent ou évoluent dans un décor de toiles peintes qui se donnent pour telles. D’abord c’est le pied des montagnes où les brigands exercent leur coupable industrie ; elles s’élèvent par degrés dont les replis permettent des apparitions successives ou simultanées jusqu’à l’horizon où des volcans se découpent sur le ciel. Puis c’est la frontière où s’élève l’auberge choisie pour la rencontre des Mantouans et des Grenadins, meubles rustiques et poules en liberté. Enfin c’est le palais du Duc de Mantoue, fauteuils, escaliers, tentures, candélabres, rien ne manque. Les costumes, dûs eux aussi à Macha Makeïeff, sont d’une grande variété, des uniformes rouges des carabiniers aux haillons bariolés des brigands en passant par les tenues de cérémonie andalouses. Ce réalisme fantaisiste a son charme ; à défaut d’être séduit on peut s’en amuser.
Amuser, voilà le grand mot. En soi, l’œuvre y prétend en exposant l’échec d’une ruse ourdie par des voleurs gagne-petit pour s’emparer d’une fortune ; cette trame ténue, rendue burlesque par les invraisemblances et les allusions satiriques à la société de leur temps, librettistes et compositeur l’ont nourrie de lieux communs et d’allusions. Les premiers concernent les personnages : le chef autoritaire est un père débonnaire, la friponne a bon cœur, l’ingénu a toutes les audaces, le puissant ne l’est guère, les prétentieux sont ridicules. Les secondes se réfèrent à des œuvres en vogue comme des clins d’œil au spectateur : autant d’échos de Fra Diavolo, du Comte Ory, de La Fille du Régiment, de Rigoletto, pour en rester aux évidences. Ces références théâtrales et musicales, tout en constituant l’étoffe de l’œuvre, sont consubstantielles du plaisir de l’auditeur, que les trouvailles mélodiques et rythmiques d’Offenbach – six ans avant Carmen il écrit une musique espagnole plus vraie que nature – viennent encore enrichir.
Cette satisfaction, à la fois intellectuelle et sensuelle, n’a-t-elle pas suffi aux metteurs en scène ? Ils ont jugé bon d’adjoindre aux chanteurs des comédiens membres de la troupe des Deschiens – qu’ils dirigent – dont le comique repose sur des trognes, l’inadaptation, la répétition, les actions avortées, les situations foirées, sur champ de mimiques et de borborygmes. Sans aucun doute, l’insertion est menée de main de maître. Mais n’est-elle pas en porte-à-faux avec une œuvre basée sur la volubilité, langagière et musicale ? D’autant que la vogue connue par cette troupe lui a valu une présence si marquée à la télévision qu’on ne peut se défendre d’une impression de réchauffé, voire de suranné ! Bref, ce qui devait enrichir le comique tendrait pour nous à l’alourdir sans nécessité.
Heureusement, chanteurs et musiciens donnent dans la légèreté. Malgré quelques menus décalages les choristes ont toute la présence requise, y compris dans les nuances. On en dira autant de tous les solistes. Eric Huchet s’impose physiquement et vocalement en chef des brigands. Daphné Touchais, Fiorella piquante et touchante et Julie Boulianne, convaincant Fragoletto, sont peut-être éprouvées par le calendrier très serré car par instants leur voix semble bien menue. Martial Defontaine, Duc de Mantoue gentil nigaud, et Thierry Félix, caissier saisi par la débauche, sont impeccables. Michèle Lagrange, altière Princesse de Grenade, est flanquée par Marc Molomot d’un hidalgo caricatural à souhait dont l’ambassadeur de Mantoue, Francis Dudziak, est l’exact équivalent. Philippe Talbot, qui semble le sosie d’Eric Morena, est époustouflant en chef de délégation survolté. Dans le rôle ingrat de Pietro qui ne lui réserve pas d’air, Franck Leguérinel réussit le tour de force d’apparaître comme un premier plan, égal à lui-même, élégant, cocasse et inventif.
Dès l’ouverture on était saisi : les couleurs suggestives et les rythmes prenants prenaient leur essor avec une verve joyeuse mais de bon ton, sans éclats intempestifs ou scansions pesantes. Le plaisir se prolonge : Nicolas Krüger dirige avec une précision impeccable et obtient de l’orchestre une complicité sans accroc. Il partage avec tout le plateau le triomphe que le public réserve au spectacle, dans l’euphorie du feu d’artifice final auquel participent les volcans du décor. Les Brigands sont entrés brillamment au répertoire de l’Opéra de Toulon.