« Un notaire élégant et facile ». La formule assassine de Debussy a figé pour des décennies la postérité négative de Mendelssohn. Certes, on lui reconnaît du goût, un sens de l’équilibre et un talent pour la forme. Mais pas question pour lui de prétendre se mesurer à Schumann ou Wagner lorsqu’il s’agit d’évoquer les tourments de l’âme humaine ou les sombres abîmes des passions. Non, il est entendu que le brave Felix ne peut être que séraphique, cliché encore renforcé par la ferveur de sa foi religieuse.
Cette vision biaisée provient du fait que nous entendons toujours les mêmes œuvres du maître. Mais quiconque aura eu la curiosité de laisser son oreille traîner du côté de ses trios avec piano, ou de son dernier quatuor, sait que Mendelssohn peut émouvoir jusqu’à la déchirure, et que son respect des formes n’est en rien une inhibition, mais au contraire une façon de décupler la puissance du langage, comme chez Beethoven. La très rare Nuit de Walpurgis fait elle aussi voler en éclat tous les préjugés, et on a senti le public de Flagey médusé par la force torrentielle de l’œuvre. Le sujet surprend déjà, de la part d’un converti au christianisme. Puisé chez Goethe, il met en scène les forces du paganisme réunies dans un sabbat infernal, au moment où ces croyances vont disparaître sous les coups de boutoir de la nouvelle religion. Ce qui est étonnant, c’est l’aspect sympathique sous lequel et l’écrivain et le compositeur décrivent les mécréants. A l’inverse, les chrétiens apparaissent comme pleutres et crédules. Les chœurs sont d’une force d’évocation remarquable, mêlant tous les types d’écriture dans le but d’une expressivité maximale. Le « scherzo mendelssohnien » se pare ici de couleurs diaboliques, et l’on est tout près du Freischütz, avec l’atout d’une maîtrise d’écriture infiniment supérieure.
Un critique impartial notera que le Chœur de la Monnaie n’est pas tout-à-fait homogène, que certains départs sont ratés et qu’à l’orchestre aussi, malgré la battue très précise de Daniel Kawka, les décalages sont nombreux. Mais comment résister au déchaînement des passions provoqué par cette baguette ? Comment rester avec son tableau noir, à marquer les fautes à la craie, alors que le chef soulève les masses dont il dispose avec un tel enthousiasme, une telle ferveur ? Le sol tremble sous les pieds des spectateurs, et bien des cœurs ont chaviré pour cette bouillante partition.
Le quatuor vocal participe pleinement à cette réussite. La distribution est inhabituelle : pas de soprano, une alto à la partie discrète mais bien tenue (Birgit Remmert), un ténor danois, Peter Lohdal qu’on découvre dans une tessiture déjà proche de l’héroïsme wagnérien, et qui ose les aigus les plus insensés, une basse efficace (Iain Paterson), et surtout un baryton, Konrad Jarnot, qui met toute une salle à ses pieds avec son invocation finale « Dein Licht, wer kann es rauben ? » d’une telle intensité qu’elle donne envie de se convertir sur le champ à cette religion, toute maléfique soit-elle.
Lors de la première partie du concert, le public aura pu découvrir la très rare adaptation du Cornet de Rilke par le compositeur suisse Frank Martin. Un poème où il est question de guerre et d’amour, où la musique navigue subtilement entre dodécaphonisme et splendeur postromantique, où l’ascèse le dispute à la sensualité. Portant tout sur ses frêles épaules, la mezzo Michèle Losier manque encore un peu de projection, mais son engagement force le respect, et la beauté immatérielle de ses aigus, dans la partie centrale de l’œuvre, suggère l’érotisme entre le soldat et la comtesse d’une façon subtile et moirée. A nouveau, la baguette attentive de Daniel Kawka guide l’orchestre symphonique de La Monnaie au travers de mille embûches.
On regrette infiniment de l’écrire, mais ces deux œuvres rares et passionnantes ont été données dans un auditorium Flagey à moitié vide. Bruxelles, capitale administrative de l’Europe, a encore du chemin à faire avant d’en devenir la capitale culturelle.