Fervente, furieuse, grandiose, l’exécution de La Passion selon Saint-Jean de Jean-Sébastien Bach dans la petite église de Locmaria, commune située à la pointe Est de Belle-Île, a bouleversé le public qui se pressait en rangs serrés sur ses bancs rigides.
On aurait pu craindre le lieu trop modeste pour contenir une œuvre aussi énorme. Bien au contraire. Avec son Christ en croix jouxtant l’autel, ses maquettes de grands voiliers trois-mâts – ex-voto suspendus à la gracieuse voûte en bois peint –, la petite église imprégnée de souvenirs de tempêtes, et même d’un miracle ayant éloigné l’ennemi de sa terre convoitée, offrait à sa manière un écrin idéal. Car une fois l’église remplie de monde, son excellente acoustique donnait la sensation auditive d’être réunis avec les musiciens et les chanteurs dans une enveloppe protectrice.
Avec sa rigoureuse construction symétrique, sa simplicité n’excluant pas la grandeur, ses grands chœurs mixtes passant par tous les états, de la glorification solennelle aux éclats de rage indignée en passant par le désespoir, La Passion selon Saint-Jean évoque le drame humain que représente la crucifixion de Jésus. Par sa direction aérienne et aérée, sûre de soi, attentive au chant, Philip Walsh a laissé l’œuvre se déployer d’un seul élan du premier chœur célébrant le Seigneur jusqu’au choral final en forme de promesse de louange éternelle. Aux quelque soixante choristes bellilois que le directeur musical avait soigneusement préparés en venant sur place les faire répéter chaque mois, s’étaient naturellement ajoutées les voix des dix jeunes étudiants en résidence. Le remarquable petit Orchestre lyrique de Belle-Île, formé d’un quintet à cordes, d’une flûte, de deux hautbois et d’un basson, accompagnait subtilement récitatifs et grandes arias ; le continuo était assuré à l’orgue par David Jackson, compositeur écossais et chef de chant (notamment à la maîtrise de Notre-Dame de Paris).
Quant aux voix solistes, elles rivalisaient d’engagement et d’expressivité. Durant environ deux heures de musique, la tension a persisté et les chanteurs se sont pleinement investis pour donner leur meilleur. Faisant ici ses débuts en France, le jeune ténor américain, Tyler Nelson a magnifiquement conduit le récit avec sa voix aux couleurs mozartiennes, capable d’envolées et d’accents touchants. Introduisant les interventions de chacun, posant les questions, décrivant l’atroce dernière marche du Christ, cet Évangéliste très engagé faisait progresser le drame à travers un chant toujours habité.
Le ténor Peter Tantsits, présent à Belle-Île pour la sixième fois et dont la carrière internationale s’affirme, s’est montré de bout en bout émouvant, surtout en deuxième partie, dans l’un des sommets de l’œuvre — le bel air da capo « Ewäge… » (Considère comme son dos teinté de sang…), dans lequel il était brillamment soutenu par le violoncelliste français Pablo Tognan.
Les récitatifs de Jésus étaient confiés à Tyler Simpson, baryton basse de haute taille, à l’excellente diction, à la voix ample et chaude ; il a participé à de nombreux opéras aux États-Unis, notamment au Met où il s’est produit cinquante-quatre fois. La musique sacrée fait cependant aussi partie de son répertoire favori. En plus de sa prestation dans le rôle titre de Gianni Schicchi, sa présence l’an dernier à Belle-Île dans La Création de Haydn avait été appréciée.
Autre voix grave de grand calibre, dont la jeune carrière américaine monte en flèche, celle de Brandon Cedel qui fait ici dans Pierre, Pilate, et autres arias de beaux débuts en France. On retient le vibrant arioso « Betrachte, meine Seel’ » (Contemple, mon âme, avec un plaisir angoissé) ! Noirceur du timbre, puissance, intelligence du phrasé, autorité font de ce nouveau venu à la haute silhouette massive, la révélation de ce Festival 2015.
Reste à dire le bien qu’on a pensé des voix féminines solistes. La belle mezzo Debi Wong, formée au Canada, exerçant ses divers talents aux États-Unis, est une passionnée de musique baroque. Ses deux arias d’alto étaient maîtrisées ; en deuxième partie le magnifique « Es ist vollbracht ! » (Tout est accompli !) avec accompagnement de cordes (violoncelle et alto) était particulièrement bien terminé sur une belle note grave. Quant à la soprano française, Louise Pingeot, en dépit d’une voix peu puissante qu’elle devait de surcroît ménager à cause d’un programme chargé, elle a réussi à émouvoir et à donner du « dein Jesus ist tot, Zerfließe, mein Herz… » (Jésus est mort. Fonds, mon cœur…) avec accompagnement de hautbois, flûte et orgue, une interprétation raffinée, attachante et sensible.
Quand après deux heures orageuses s’est enfin élevé le dernier choral teinté de douceur et d’espoir, le public est resté muet un instant avant d’applaudir à tout rompre.