Renard séduit Renarde en lui préparant un dîner aux chandelles que ne renieraient pas les créateurs de la Belle et le Clochard. Les petits animaux qui peuplent la forêt s’agitent et s’activent comme une bande d’écoliers. Le programme nous permet d’admirer deux têtes de renards et trois têtes d’hommes par le peintre et décorateur Charles Le Brun (bien connu des spécialistes du Château de Versailles). André Engel n’a entre nous pas fait mieux pour « personnifier » la Petite Renarde Rusée et rendre ses personnages les plus humains possibles. Par cette histoire presque didactique, Janacek aurait voulu créer un modèle édifiant, ne nous parlant que des hommes, de leurs différents comportements aux différents stades de leurs vies, de leurs passions et de leurs drames, de leurs vertus et de leurs travers. L’hypothèse ne manque pas d’à-propos. Elle permet au metteur en scène français de faire passer à la fin un message écologiste bien dans l’air du temps, tout en rendant plus proche l’œuvre à une bonne partie du public, très jeune, qui ce soir se divertit comme si l’opéra était une nouvelle production des studios Disney. Mais la Petite Renarde Rusée n’est pas un dessin animé et, s’il s’agit bel et bien d’une déclaration d’amour à la nature, ce n’est pas pour autant une pièce très engagée. C’est un bestiaire, une farce fantasque, personnelle et ambiguë, joviale et panthéiste, une sorte de parenthèse enchantée entre deux œuvres aussi graves que Katia Kabanova et l’Affaire Makropoulos, qui confronte les hommes et les animaux. Et c’est toute cette fantaisie, constituant la pierre de touche d’un opéra décidemment à part, qui semble ici bridée par les messages qu’impose Engel, quand un Felsenstein avait su l’exalter avec tant de brio. Le metteur en scène montre sinon ses qualités habituelles dans une direction d’acteur affutée et drolatique, encadrée par des décors toujours ingénieux, qui utilisent à la perfection les immenses possibilités techniques de Bastille (sans doute est-ce là un privilège légitime pour celui qui y réalisa une Lady Macbeth de Mzensk mémorable, au début des années 1990), avec une virtuosité que ne permettaient peut-être pas l’Opéra de Lyon, d’où cette production est issue, ni le Théâtre des Champs-Elysées, où elle fût reprise.
Si le plateau de l’Opéra Bastille profite au metteur en scène, son acoustique dépare la partition, dont la savante mécanique aurait mérité le cadre plus intimiste du Palais Garnier. Il faut croire que Dennis Russell Davies en a pris conscience, lui qui se détourne au fil de la soirée de la richesse rythmique et de l’originalité sonore dont regorge la Petite Renarde, et, résigné, laisse la subtilité et la fantaisie céder leur place à une rutilance sonore impressionnante (chapeau bas pour l’orchestre) mais peu touchante, tant elle émousse le tranchant des angles et la vivacité des arrêtes, tant elle atténue le fruité et l’inventivité des nuances.
Entre la taille et l’acoustique de Bastille et les décibels déployés par une fosse décidemment impitoyable, le plateau à fort à faire pour passer la rampe, avec des bonheurs divers. Jukka Rasilainen n’a pas le chant le plus raffiné du monde, mais le Garde-chasse n’est pas un aristocrate, et son interprétation sonore et sympathique finit par convaincre. On ne boude pas son plaisir de revoir Michèle Lagrange, efficace en mégère (mal) apprivoisée comme en chouette plus joyeuse commère que jamais ! Elena Tsallagova a de la grâce, de l’aplomb, et une très belle voix : il manque un volume suffisant pour remplir totalement un si grand espace (bienheureux bavarois, qui la verront bientôt en Nanetta ou en Despina, dans le cadre plus avantageux de l’Opéra de Munich), espace que maîtrise peut-être un peu mieux le Renard fougueux de Hannah Esther Minutillo, aussi ardent qu’un adolescent straussien. Remarquables chanteurs-acteurs, David Kuebler, Roland Bracht, Paul Gay chez les humains, Elisa Cenni, Letitia Singleton, Slawomir Szychowiak chez les animaux, dessinent avec succès des portraits étonnants et truculents, rendant justice à l’esprit de ce Janacek rieur, globalement bien restitué pour une première à l’Opéra de Paris : la Petite Renarde n’y avait jusqu’alors jamais été présentée !