En mars dernier, la Salle Favart devait rouvrir avec une création mondiale. Malheureusement, à cause du retard des travaux, l’Opéra-Comique s’est bien malgré lui dégonflé, ce qui vaut à l’Opéra de Lille, l’un des coproducteurs, d’offrir à La Princesse légère sa véritable première, neuf mois après la date initialement prévue (et c’est en mars 2018 que ladite princesse se posera à Paris). Un spectacle jeune public, programmé à 18 heures, cela suscite peut-être moins de battage qu’une nouveauté présentée à l’heure où les grands vont d’habitude à l’opéra, et pourtant… Ceux qui avaient pu craindre que le soufflé retombe auront eu tort, car Violeta Cruz a parfaitement relevé le défi et, pour être légère, sa Princesse n’en est pas moins substantielle.
La compositrice colombienne réussit en effet là où d’autres ont peiné à parvenir à un résultat. Sa musique est totalement moderne mais jamais agressive, elle sait émouvoir ou faire rire, nous plonger dans un climat de poésie ineffable, elle est évocatrice, jamais désincarnée. Elle sait désarticuler le texte quand l’envie lui prend, le rendre parfois délibérément incompréhensible par superposition de paroles différentes, et s’offre même le luxe de quelques moments ouvertement mélodiques et faciles à mémoriser, ce qui est loin d’être superflu lorsque l’on s’adresse au « jeune public ».
Autre choix qu’il fallait assumer, celui d’une histoire aussi difficile à représenter que celle de cette « princesse sans gravité » imaginée par George MacDonald, contemporain et ami de Lewis Carroll : pourtant, Jos Houben, qui en a soufflé l’idée, et Emily Wilson ont brillamment su, dans leur mise en scène, montrer par diverses ruses cette héroïne plus légère que l’air. Le spectacle est lui aussi « léger », au sens où il devrait pouvoir être monté dans des lieux divers, malgré la complexité du dispositif de capteurs qui permet un traitement électronique des sons (merci l’Ircam). Le décor se compose de quelques panneaux coulissants et de deux pentes de bois constamment déplacées au sol par les chanteurs et les acteurs eux-mêmes. Les costumes ne sont pas vraiment ravissants, mais ils sont colorés, au moins pour le prince et la princesse, et celui de la sorcière est assez impressionnant.
© Pascal Bonnière
Sur la scène, six artistes se partagent tous les rôles, les chanteurs doivent aussi déclamer, et l’on a plus d’une fois l’impression que les acteurs chantent. Tous sont sonorisés, là aussi pour permettre une exploitation électronique du son en direct. Le Roi (le baryton Nicholas Merryweather) et la Reine (la mezzo Majdouline Zerrari) sont présents tout au long de l’œuvre, mais sont souvent sollicités pour constituer un arrière-plan vocal. Les deux vrais grands rôles sont donc ceux de la Princesse et du Prince. Après y avoir créé il y a trois ans le rôle-titre du Petit Prince de Michael Lévinas, Jeanne Crousaud revient à Lille pour une autre création contemporaine, et prête à l’héroïne une voix bien timbrée, pour un personnage où l’on pouvait craindre un emploi excessif du suraigu ou des acrobaties (comme pour l’Ariel de Thomas Adès dans The Tempest). Et l’on s’avoue tout à fait séduit par la voix de baryton – ou de ténor grave, comme le précise sa biographie – de Jean-Jacques L’Anthoën, prince charmant que l’on rêve d’entendre un jour en Pelléas.
La mise en scène ne cesse de faire monter sur le plateau l’un ou l’autre des dix musiciens de l’Ensemble Court-circuit, et c’est justice qu’ils aient leur part des feux des projecteurs, pour mieux saluer l’admirable travail qu’ils accomplissent dans la fosse ou pas, dirigé par les gestes impérieux et précis de Jean Deroyer.
Au terme de ce spectacle d’une heure trente, on songe qu’il existe donc aujourd’hui des compositeurs vraiment capables d’écrire pour la voix et pour la scène, et l’on espère que Violeta Cruz aura bientôt l’occasion de poursuivre dans le genre lyrique où elle a si bien débuté.