Il est dans l’histoire de l’art lyrique des injustices où la musique tient hélas fort peu de place. Sans atteindre les sommes d’Eugène Onéguine ou de La Dame de pique, La Pucelle d’Orléans est clairement un ouvrage majeur de Tchaïkovski, alors pourquoi ne le monte-t-on jamais en France ? Pour d’absurdes raisons nationalistes, sans doute, et parce que l’image qu’on y donne du rôle-titre ne correspond pas aux attentes de nos compatriotes. Mais depuis quand va-t-on à l’opéra pour s’y instruire sur une hypothétique vérité historique ? Piotr Ilyitch n’y est pour rien, c’est la faute à Schiller : c’est le dramaturge allemand qui prête à Jeanne des amours inconnues. Mais si Raspoutine put être à la fois mystique et trousseur de jupons, pourquoi mademoiselle d’Arc n’aurait-elle pas pu, malgré ses voix, se prendre d’un faible bien pardonnable pour les attraits d’un beau Bourguignon ? Ce n’est pas plus invraisemblable que de nous la montrer amoureuse de Charles VII, comme cette chère Giovanna d’Arco. Et il n’est pas défendu de penser que le compositeur ait pu se reconnaître dans cette héroïne acclamée, mais qui ne peut que baisser la tête lorsque des esprits étroits lui demandent si elle est réellement « pure »…
Autrement dit, on commencera par remercier les forces du Bolchoï d’être venues évangéliser la France et faire entendre une partition négligée à tort, une sorte de « grand opéra à la russe » avec scènes de foule, qui résiste d’autant mieux à la version de concert qu’il tourne souvent à l’oratorio épique et mystique. Et pour éviter l’écueil sulpicien, mieux vaut peut-être laisser à l’imagination de l’auditeur le soin d’imaginer à quoi pourraient bien ressembler les anges qui parlent à plusieurs reprises à Jeanne.
Merci aussi à Tugan Sokhiev de croire aussi fermement à cette musique, qu’il prend à bras-le-corps pour en souligner aussi bien l’inépuisable charme mélodique que la violence ou la brutalité dans l’évocation des combats, imposant une tension qui ne retombe à aucun moment. Et quelles saveurs dans l’orchestre du Bolchoï, en particulier dans les vents – il faudrait pouvoir citer chacun des solistes tenant la flûte, le hautbois, etc. Au déferlement sonore des instrumentistes répond la puissance de la masse chorale, loin de toute vision caricaturale : Moscou n’a envoyé en tournée aucune voix vieillie ou pesante, mais un chœur qui excelle autant dans la douceur angélique que dans la véhémence, avec notamment cet inimitable creux caverneux du pupitre de basses dans les notes les plus graves.
Toute notre gratitude va aussi à la brillante équipe de solistes réunis pour cette mémorable soirée. Le personnage de Jeanne d’Arc, d’abord écrit pour soprano avant d’être aménagé pour une mezzo, reste un rôle hybride qui appelle une voix hors-norme. Sur les scènes occidentales, Waltraud Meier s’y essaya dans les années 1990. Outre le fait appréciable qu’elle semble n’avoir qu’à ouvrir la bouche pour remplir la grande salle de la Philharmonie, Anna Smirnova possède toutes les qualités requises, par la largeur de sa voix, dont la lumière évite de faire de la pucelle une matrone. On croit à cette jeune femme à la fois inspirée et humaine, qu’elle incarne avec une conviction impressionnante. Charles VII exige un ténor plus que solide, notamment dans le duo avec Dunois, où le roi doit tenir un contre-ut sur la syllabe finale du mot « Orléans ». Oleg Dolgov est parfois un peu mis à l’épreuve, mais s’en tire haut la main. On admire la somptuosité de l’Archevêque (la partition l’appelle « le cardinal ») de Stanislav Trofimov, vraie basse comme les pays de l’est en ont le secret. Igor Golovatenko est un beau Lionel, qui sait se défendre face à Anna Smirnova. Tous les autres personnages secondaires sont admirablement tenus et caractérisés, qualité à la quelle on reconnaît la force d’une troupe.
Le Bolchoï a donc placé la barre très haut, et l’on est maintenant impatient de voir ce que pourra proposer Dmitri Jurowski dans la version de concert qu’il dirigera à Genève au début du mois d’avril.